mercredi 23 octobre 2024

Contagion sociale – Guerre de classe et pandémie en Chine


 

Ce livre est très important. Pas seulement par ses contenus mais tout spécialement de par ses origines et ses auteurs. En effet, les membres du collectif Chuang, tout en étant chinois d’origine – nombre d’entre eux résidant bien en Chine en différentes provinces – déploient leurs activités à un niveau international. Ils se réclament d’ailleurs, on le remarquera, de cet internationalisme, dans le but assez évident de dépasser toute pose nationaliste ainsi que la sclérose de l’esprit que cela ne peut qu’entraîner.

Opposants résolus au régime chinois ainsi que plus généralement au capitalisme, ils se situent dans la réémergence d’une pensée communiste clairement anti-étatique qui les rapproche en bien des points de la pensée libertaire. On comprendra également qu’aux vues des logiques autoritaires et hyper-répressives politiquement qui sont la règle en Chine, ils doivent demeurer dans l’anonymat et conserver une grande discrétion sur leurs modes d’agissement, leurs lieux de résidence, etc.

Pour tout dire, cela fait déjà assez longtemps que l’on désespérait de voir la réémergence d’une pensée critique autonome de ce type en Chine ; la vision d’une toute-puissance du régime totalitaire de ce pays nous ayant laissé croire qu’il ne laissait plus aucune marge de manœuvre à une opposition effective – comme si la dystopie du 1984 de George Orwell y avait bel et bien pris place.

À travers sa propre existence mais également à travers la description de nombre de manifestations de la résistance des populations aux modes opératoires de la domination, l’on peut constater que c’est encore loin d’être le cas. Le contrôle absolu demeure encore un fantasme du pouvoir bureaucratique et policier qui fort heureusement trébuche sur nombre d’obstacles.

Le prétexte à cet ouvrage est une description de terrain des effets de l’épidémie de Covid-19 à Wuhan et dans le reste de la Chine plus généralement ; avec les réactions - souvent contradictoires - du gouvernement d’un côté, de la population chinoise de l’autre. À travers ce descriptif, on se rend compte que la présentation qui en fut faite par les médias occidentaux est assez éloignée de la manière dont les choses se sont réellement passées. Mais le plus intéressant en ce livre ne réside sans doute pas dans ce qu’il révèle de cet épisode particulier mais bien dans les analyses de fond concernant la Chine dans son ensemble et telle qu’elle existe aujourd’hui – analyses particulièrement pertinentes que l’on retrouve parsemées à travers tout l’ouvrage.

Quiconque est à la recherche d’une vision quelque peu globale de la situation politique, écologique, sociale, dans laquelle se retrouve notre petite planète à l’époque contemporaine, ne peut ignorer la Chine et son milliard et demi d’habitants. Ce qu’il en advient sera crucial pour le monde entier.

Or certains en sont encore à croire que la Chine serait un pays communiste.

Loin de ce ridicule égarement du savoir et de la conscience, Chuang nous fournit quelques éléments clés de compréhension dont nous donnerons ci-dessous un aperçu :


Nous nous attachons à comprendre le capitalisme réellement existant, en identifiant ses contradictions centrales et les luttes qui en découlent, et en indiquant du même coup les leviers à actionner et les limites à dépasser pour renverser ce monde et construire le prochain.(…)

Toute critique communiste cherchant à saisir le flot historique des événements et la structure actuelle du pouvoir à l’échelle mondiale doit se doter, en dernière instance, d’une orientation pratique – comme ensemble de moyens pour bâtir des liens internationaux entre celles et ceux engagés dans les luttes sur le terrain.


La trajectoire et les spécificités du capitalisme chinois ne peuvent être comprises qu’en relation avec les dynamiques plus large du capitalisme comme système social mondial, même si celles-ci conduisent vers de nouveaux sommets destructeurs. (…) La méthode d’investigation communiste ne saurait être réduite à une critique purement économique ou même à une forme d’enquête ouvrière radicale, mais doit au contraire proposer une compréhension élargie du capitalisme en tant que système social en expansion qui a transformé jusqu’aux coordonnées anthropologiques de la vie humaine et dévasté le substrat de la biosphère, menaçant dorénavant le système climatique de toute la planète. Dans le même temps et puisque nous insistons autant sur la tendance inhérente du système à l’effondrement permanent et à la restructuration – créant un possible dépassement via l’intensification des conflits de classe -, l’expérience subjective et les luttes qui émergent sont d’une importance cruciale.Après tout, le conflit de classes n’est pas une catégorie théorique creuse, muette, dans son abstraction. C’est au contraire une guerre sociale en cours, une cacophonie de voix dissonantes.


Le texte s’attarde, dans le même temps, sur la nature de l’État capitaliste et l’influence de la philosophie chinoise contemporaine sur l’exercice effectif de la gouvernance, Comme ailleurs, les résultats de cette enquête pointent, au-delà du cas chinois, l’évolution des techniques de domination de classe dans un monde toujours plus en proie à la stagnation et à la crise.


La vérité, cependant, est que l’agressivité même de la répression trahit une impuissance profonde de l’État chinois. Cette situation inédite (celle de la pandémie) nous offre un aperçu de la nature de cet État, et montre comment il développe des techniques nouvelles de contrôle social et de réponses aux crises, qui peuvent être employées même là ou l’appareil d’État le plus rudimentaire est rare ou inexistant. Une telle séquence offre, de plus, l’illustration plus significative encore (bien que plus spéculative) de la réaction possible de la classe dirigeante d’un pays donné face à une crise généralisée ou à une insurrection qui provoqueraient des pannes similaires au cœur des États les plus solides. (…) La mise en branle de la répression offre donc une étrange leçon pour celles et ceux qui ont en tête la révolution mondiale, puisqu’il s’agit essentiellement d’une répétition générale de la réaction de l’État.


L'État agit ici comme une sorte de stade suprême de l'idéologie. Il est la ligne de crête au-delà de laquelle nous n'avons d'autre choix que celui de voir en face la bête que nous appelons capitalisme. A ce stade, la règle est de parler de la contagion sans parler de ses origines, de parler de la société sans parler du social
(...) C'est le mythe de l'État sur lui-même, l'ultime réification qui masque le fait qu'il ne peut-être compris hors de sa fonction au sein du capitalisme - et que les États sont historiquement inséparables des questions de classe et de production. Les impératifs capitalistes sont les fondements de l'État, et les conflits naissent du fait que les processus de constitution et de décomposition des États coexistent au sein d'une économie mondiale unique.


Nous pouvons donc voir que le marché et l'État ne sont ni séparés ni opposés dans la société capitaliste. (...) Au cours des décennies de transition au capitalisme, l'État chinois n'a donc pas été remplacé par les mécanismes du marché, mais a plutôt été restructuré pour les soutenir. Les caractéristiques spécifiques contemporaines sont d'ailleurs une illustration particulièrement criante de cette théorie générale de l'État, car, en Chine, tout bureaucrate est en même temps un capitaliste, comme le sont presque tous les membres du Parti qui se sont élevés de ses échelons les plus bas. (…)

En d’autres termes, l’État chinois se présente comme l’administration directe de la société par la classe capitaliste organisée. Il a pour tâche la reproduction générale de la société et agit comme un mécanisme de la résolution des conflits internes entre capitalistes. Cela est vrai de tous les États, bien sûr, mais, ailleurs, l’illusion de la séparation demeure, prise en charge par une fraction bien particulière de la population, chargée du sale boulot qui consiste à jouer les représentants politiques, même lorsqu’elle sert directement les intérêts de ses mécènes capitalistes. En Chine, il n’y a pas de telle séparation. L’appareil d’État, supervisé par la classe capitaliste via la nomination directe aux différents postes de gouvernement et la surveillance indirectes des postes au sen du parti, se consacre à maintenir les conditions nécessaires à l’accumulation capitaliste.(…) et la prévention de tout risque d’instabilité sociale grâce aux armes de la police et des services sociaux.


L’urbanisation de la Chine a vu le démembrement de ce qui restait d’espaces véritablement habités et définis par des rapports sociaux d’intimité. Ils ont été détruits et remplacés par l’espace froid des interactions économiques aliénés, administrées par un État aseptisé et dénué de tout rôle de satisfaction des besoins humains, si ce n’est de manière accessoire, comme le ferait un algorithme au service d’un seul maître, le capital et ses impératifs inhumains. Ceci n’est en aucun cas un processus spécifique à la Chine : il définit l’urbanisation capitaliste partout dans le monde.


Nous espérons, avec ce bref exposé de leurs thèses, avoir démontré tout l’intérêt qu’il y a à s’intéresser aux activités de Chuang, collectif internationaliste qui ne semble pas vouloir s’arrêter en si bon chemin puisque est annoncé la parution d’un nouvel ouvrage « La transition de la Chine vers le capitalisme » (Éditions Entremonde) , présentant le cheminement historique de cette transition.

mardi 20 août 2024

Carnet de citations : Société N°41

À strictement parler, critiquer le positivisme, c'est se pencher sur "l'activité" scientifique. Ce n'est pas un hasard s'il s'est éloigné des préoccupations de l'humanité et s'il lui a été aussi facile de conclure un contrat de service avec ceux qui sont au pouvoir. (Walter Benjamin)


On sait malheureusement qu'il n'y a rien de plus contagieux que le délire et la folie. La vérité s'établit laborieusement par une argumentation raisonnée alors que (...) le délire se communique comme un bâillement, comme l'expression d'un visage ou une ambiance, comme une corde qui résonne en réponse à une autre. (...) Il est effrayant de voir à quel point le délire reste imprimé dans les mots, une fois qu'il les a frappés de son sceau. (J. G. Herder)


J'ai rêvé que je cheminais dans une venelle étroite ; mes vêtements et mes souliers étaient percés, j'avais l'air d'un mendiant. Un chien se mit à aboyer derrière moi. Je me retournai avec hauteur et le tançai rudement : "Assez ! Silence ! Vous autres chiens, vous ne savez que flagorner les puissants et brimer les humbles ! " "Hi ! Hi ! " rit-il, et il enchaîna : "Vous me flattez, mais vraiment sur ce chapitre, nous sommes loin d'égaler les humains. "

"Quoi ! ? " Je suffoquais de colère, trouvant ceci la dernière des insultes.

"Je confesse mon infériorité : je ne sais toujours pas distinguer le cuivre de l'argent, ni la toile du brocart ; je ne sais pas distinguer un bureaucrate de ses administrés, ni le maître de l'esclave, je ne sais pas..."

Je me sauvais à toute allure. (Lu Xun)


De toute façon, je déteste les hommages nécrologiques. C’est un genre aussi faux que les enterrements. La plupart du temps, banalités et mauvais goût y triomphent pour célébrer le moment où la singularité d’un être disparaît dans le lot commun. Prétend-on le déplorer, il se trouve toujours quelqu’un pour sacrifier à ce kitsch. Enfin, pour peu que les spécialistes s’en mêlent, ceux-ci se font un devoir d’ajouter la dose de contrevérités et d’approximations qui vont aussitôt être prises pour données objectives. (Annie Le Brun)


S'il manque aux démocraties libérales tout ce qui pourrait ressembler à l'agora athénienne, elles ne manquent certainement pas, en revanche, d'équivalents des cirques romains. (David Graeber)


Donc le problème n'est pas seulement la pollution de l'eau, de l'air ou des produits alimentaires, c'est aussi la pollution des esprits. (Xiaolong Qiu)


Il est assurément dommage que la société humaine rencontre de si brûlants problèmes au moment où il est devenu matériellement impossible de faire entendre la moindre objection au discours marchand ; au moment où la domination, justement parce qu'elle est abritée par le spectacle de toute réponse à ses décisions et justifications fragmentaires ou délirantes, croit qu'elle n'a plus besoin de penser ; et véritablement ne sait plus penser. Aussi ferme que soit le démocrate, ne préférerait-il pas qu'on lui ait choisi des maîtres plus intelligents ? (Guy Debord)


En fait, ce que nous appelons aujourd'hui "le marché" - fondé sur des institutions telles que la propriété privée, les monnaies nationales, les actes juridiques, les marchés du crédit - doit au contraire sa création à l'État et à ses pouvoirs coercitifs. Toutes ces institutions ont dû être mises en place et perpétuées par des politiques gouvernementales. Le marché était une création du gouvernement et l'est toujours resté. (David Graeber)


La question n'est pas de savoir si les gens sont "assez bons" pour un type de société particulier ; il s'agit plutôt de développer le type d'institutions sociales qui soient les plus propices à l'expansion des potentialités dont nous disposons en matière d'intelligence, de talent, de sociabilité et de liberté. (Paul Goodman)


On n'en finit jamais de commencer à comprendre. (Anonyme)


 

mercredi 19 juin 2024

Carnet de citations : Société N°40


 

Par "prolétaire", il n'y a rien d'autre à entendre, du point de vue de l'économie, que le travailleur salarié qui produit et valorise du "capital" et qu'on jette sur le pavé dès qu'il n'est plus indispensable pour les besoins de valorisation de "Monsieur Capital". (Karl Marx)

Notre danse aveugle n'a qu'un chorégraphe impersonnel, qui dicte ses pas par l'intermédiaire du marché. Le langage que nous parlons - avec lequel nous tentons de nous adresser aux autres, dans ce brouillard - est le langage de la valeur. Ce n'est pas la seule langue qu'on peut entendre, si on tend l'oreille, mais c'est la plus assourdissante. C'est celle de la communauté du capital. (Endnotes)

Pour le libéralisme, la révolte est une exigence et une nécessité dépassée, valable pour les époques d’hier, mais trop extrême, trop explosive pour le présent. La Rébellion a une valeur à titre mémoriel. Quand elle surgit, vivante – occupation d’un campus ou marche échevelée à travers les rues – elle doit être rapidement réprimée. Il y a, dans le libéralisme, une forme de capture spectaculaire qui ne fait que neutraliser la révolte en la transformant, toujours plus, en image, en histoire apprivoisée à exposer dans les galeries du pouvoir, en résistance réduite avec succès à l’état de chose du passé. L’imagination libérale célèbre la révolte comme représentation tout en travaillant activement à pacifier sa présence réelle. (Ian Alan Paul)

Il s'agit du développement, au cours des XVIe et XVIIe siècles de ce que C. B. Macpherson a été le premier a appeler "l'individualisme possessif", par quoi il entend que les gens ont commencé à se considérer toujours plus comme des êtres isolés qui ne définissent plus leur rapport au monde en termes de relations sociales, mais en termes de droits de propriété. (David Graeber)

(Pour les nouveaux gouvernants), les analyses intersectionnelles et la "théorie queer" sont des références générationnelles, mais ceux et celles qui y adhèrent le font évidemment par calcul politicien, car le "nouveau féminisme" est pour eux pain béni. Il relègue les inégalités sociales bien après les discriminations qui frappent les "minorités" ; il réclame pour les femmes une meilleure insertion dans la société existante ainsi que davantage de protection par l'État - et il balaie la hiérarchie entre les sexes en dynamitant les catégories "hommes" et "femmes", pour ramener la question sociale à une reconnaissance d'identités individuelles et de relations entre des "communautés choisies". (Vanina)

Toute société humaine, y compris son économie, est un sous-système de la planète Terre. Elle vit des flux de matières dans ce système d’ordre supérieur, de sa capacité à mettre à disposition de l’eau, de l’air respirable, de la nourriture, des minéraux et des conditions météorologiques relativement stables. La Terre peut très bien se débrouiller sans sociétés ni économies humaines, mais ces sociétés et ces économies ne peuvent pas un instant exister sans le système vivant ultracomplexe qu’est la Terre. Si le système d’ordre supérieur s’effondre, le sous-système périt aussi. Pour cette simple raison, l’idée que l’économie et la technique humaines puissent dominer la nature est aberrante. Un sous-système ne peut jamais prendre le contrôle du système d’ordre supérieur dont il dépend. (Fabian Scheidler)

Avant le capitalisme, partout dans le monde, grâce à un accès quotidien à la terre, aux outils ou à d'autres ressources, les gens produisaient à la fois des biens qu'ils consommaient eux-mêmes et ceux qui étaient accaparés par des seigneurs ou des maîtres de toutes sortes. Selon de telles modalités, l'échange monétaire ne pouvait représenter qu'une fraction réduite de la vie économique. Il a fallu un processus pluriséculaire durant lequel, en Europe, les producteurs agricoles - la grande majorité de la population, ayant divers droits et devoirs traditionnels d'utilisation de la terre et d'autres moyens de production - furent soit expulsés de leur terre, soit transformés en locataires payant des loyers, pour que soient jetées les bases de l'émergence de l'économie commerciale. La production de subsistance a, de plus en plus, fait place à la production de matières premières que les fabricants, qui employaient les gens nouvellement sans terre comme main-d’œuvre salariée, transformaient en produits commercialisables. (Paul Mattick Jr.)

Pour résister à la catastrophe en cours, la pensée doit inventer, se confronter à des formes de vie qu’elle connaît mal, à des cosmologies qu’elle n’avait jusqu’à présent jamais prises au sérieux. Et, assurément, il n’existe nul horizon univoque si ce n’est de soigner le monde et de donner à nouveau des raisons de croire en lui. La pensée n’est ni donnée à l’avance, ni condamnée à l’impasse. Elle est à trouver. C’est une pensée qui travaille à imaginer d’autres prémices, à tracer des voies qui échappent aux normativités dominantes, à construire des images du monde qui aient une valeur opérationnelle. (Romain Huet)

samedi 23 mars 2024

Carnet de citations : Psychologie/Inconscient N°19

Pourquoi parler, pourquoi employer dans l'acte de la parole les formes de la communication et du langage, sinon pour sortir d'un malaise, c'est-à-dire des intentions cachées ou avérées, défis et défiances, de sorte que l'acte de comprendre émerge d'une incompréhension, d'ailleurs jamais complètement exterminée ? Le dialogue vivant éclaircit un malentendu, sans lequel il n'y aurait d'ailleurs rien à dire, et qui fournit la "matière" (à la fois "matériau, émotions cachées, opinions mal révélées, symboles - et "matériel", mode d'emploi des mots, intentions, opérateurs intellectuels, démarches visibles, comportements manifestés) sur laquelle travaillent les sujets en situation de dialogue ? Où gît et se cache la racine du malentendu qui rend le dialogue à la fois indispensable et difficile, possible et souvent voué à l'échec ? Dans le langage d'abord, dans les mots employés et la façon de les employer, dans les symboles utilisés et les intentions utilisatrices. Et aussi dans les systèmes de référence, généralement peu explicités. (Lefebvre)

La souffrance, en tant qu'elle a une cause sociale, met d'autant plus en cause la domination qu'elle en expose l'arbitraire de manière flagrante et en pointe l'irrationalité. Elle est la preuve vécue que ce que l'on fait passer pour une organisation rationnelle de la société, fondée sur les lois immuables de l'économie, relève en réalité d'une irrationalité mythique que rien ne peut justifier en dernière instance. (Adorno)

Ce qu'il faut d'abord c'est instaurer l'action : les activités qui viennent rompre la rigidité artificielle des établissements classiques. D'autant plus que nous savons que dans et par cette structure classique des établissements, ce qu'on instaure c'est le silence à tous les niveaux, notamment en créant et facilitant de fragiles refuges dans le silence, dans le symptôme ou plutôt dans le silence des symptômes où les malades s'abritent sinon avec complaisance, du moins avec une attitude de compromission, si ce n'est pas avec une attitude de démission. (Tosquelles)

Témoigner du caractère radicalement humain des difficultés où les malades se trouvent pris, et surpris, et qui entraînent ainsi toute une succession d'exclusions des groupes sociaux auxquels ils appartiennent constitue peut-être une tâche "hygiénique" préalable, indispensable à tout traitement et à toute prévention de la folie.
Les hommes sains d'esprit, ou qui se croient tels, ne sont pas radicalement différents des malades. Ils utilisent aussi leurs mécanismes psychiques et les situations sociales pour essayer de s'en sortir le mieux possible. Ce qui se passe c'est que le plus souvent ces "sains d'esprit" ont encore plus peur que les autres de ces problématiques et qu'ils refusent d'en savoir quoi que ce soit. (Tosquelles)

Ceux qui avaient déjà choisi comme refuge l’enceinte de leur maison se sont retrouvés à assister à la célébration planétaire de leur credo. Le récit d’un danger qui plane au-dehors – alors qu’entre les quatre murs, « entre nous », on est en sécurité – a recueilli de nouveaux auditeurs. La claustrophilie est liée au plus-maternel : dans les deux cas, la maison est plus aimée que le social, le fermé plus que l’ouvert, le dedans plus que le dehors, les murs protecteurs plutôt que la curiosité à l’égard de ce qui est nouveau et différent. Plus-maternel et claustrophilie ont dicté l’agenda du monde pandémique. Alors que je m’apprêtais justement à écrire ce livre sur les effets mortels du plus-maternel par rapport à la polis, mettant en lumière sa menace sur l’humanisation future, on décrète la fermeture de la ville comme principale défense salvatrice ! Par plus-maternel, il faut entendre la forme sous laquelle une relation symbiotique, fusionnelle, se substitue à la fonction symbolique du soin : le cocooning sans fin et le contrôle féroce – les deux vont ensemble – à la place de la promotion de l’indépendance des enfants. (Laura Pigozzi)

Les us et coutumes d’une société sont tout aussi lisibles que peuvent l’être les symptômes d’un sujet : ils expriment le niveau d’humanité atteint et ses possibilités de transformation, qu’il s’agisse de l’individu ou du collectif. (Laura Pigozzi)


 

Carnet de citations : Société N°39

 

Cette invraisemblable inconscience ne faisait que refléter le progressisme le plus débridé, qui veut croire que tout ira mieux à l'avenir en s'aveuglant volontairement sur les origines du saccage du présent. (Bertrand Louart)

Les écologistes propagandistes de solutions qui permettraient à la fois de régénérer la croissance du capital tout en résolvant le problème des dégâts écologiques que cette croissance n'a cessé de développer ne sont que des bonimenteurs, disons même des charlatans. (Tom Thomas)

L'économie mondiale est l'expression la plus efficace du crime organisé. Les organismes internationaux qui contrôlent la monnaie, le commerce et le crédit pratiquent le terrorisme contre les pays pauvres, et contre les pauvres de tous les pays, avec une froideur professionnelle et une impunité qui humilierait le meilleur des poseurs de bombes. (Eduardo Galeano)

Le développement de la production capitaliste est ainsi un processus d’universalisation et d’abstraction, pour lequel toute chose particulière et concrète n’est que moyen. Ainsi l’industrie produit des marchandises particulières en masse, mais ces marchandises doivent être périmées le plus vite possible pour imposer une nouvelle production et un nouvel achat : c’est l’obsolescence programmée. Il y a ainsi une baisse tendancielle de la valeur d’usage. Toute marchandise est destinée à devenir déchet : la production ne s’achève pas dans la consommation mais dans la pollution. (Jean Viouliac)

On condamne le criminel, et non la machine qui le fabrique, tout comme on condamne le drogué, et non le mode de vie qui créé la nécessité du soulagement chimique et de son illusion de fuite. Ainsi exonère-t-on de sa responsabilité un ordre social qui jette toujours plus de gens dans les rues et les prisons, et qui génère toujours plus de désespoir. (...) Mais les discours officiels invoquent la loi comme si elle régissait tout le monde, et pas uniquement les malheureux qui ne peuvent y échapper. Les délinquants pauvres sont les méchants du film ; les délinquants riches écrivent le scénario et dirigent les acteurs. ( Eduardo Galeano )

Malgré la complexité de ses résultats, le capital n'a qu'une seule condition préalable : les gens doivent être privés d'accès direct aux biens qu'ils jugent nécessaires à leur vie, et contraints ainsi de les obtenir par la médiation du marché. (Endnotes)

Dès lors que le socle anciennement commun de la raison a été suffisamment dynamité sous les effets conjugués et complémentaires du poing droit du néo-libéralisme et du poing gauche de la postmodernité – qui sont d’abord, chacun dans leur domaine, des entreprises lucratives de destruction du langage –, ce qui reste et prolifère c’est la perte de tout sens logique dans l’énoncé du signifiant, l’éradication de toute pensée critique fondée sur des connaissances stables et le règne infini de la confusion. (Freddy Gomez)

Les analyses intersectionnelles ont renforcé et justifié l’atomisation des individus que recherche le capitalisme, parce que cette atomisation prive les individus d’une conscience collective susceptible de se transformer en force de contestation. (Vanina)

De même qu'aucune nouveauté ne vient au monde en une seule fois, aucune utopie ne peut être réalisée d'emblée ; le rationnel étant séparé du réel, l'un et l'autre doivent s'attirer mutuellement et se rapprocher toujours davantage dans une réconciliation imparfaite, jusqu'à leur coïncidence organique finale. Mais il ne faut pas se figurer que l'un puisse rejoindre l'autre d'un mouvement unilatéral.
La beauté de la vie, son perfectionnement et la réintégration de la nature étaient notre première exigence ; la seconde exigence que nous formulons pour l'avenir porte sur la vérité de la vie et la solution véritable des contradictions sociales au sein de la réalité. (Cieszkowski)

 



 

mardi 30 janvier 2024

Carnet de citations : Psychologie/Inconscient N° 18


 

La confiance, condition de l'agir, se métamorphose en défiance de tous envers tous et se cristallise ensuite en demande de "sécurité". (Lazzarato)

Ce n'est pas l'homme qui a le "souci" mais le souci qui possède l'homme. (…) Le souci dévalorise le présent et se greffe sur l'avenir qui n'est pas encore. (...) l'individu soucieux ne vit pas dans le présent mais dans l'avenir, et comme il nie ce qui est et anticipe ce qui n'est pas encore, sa vie se déroule dans le vide, c'est à dire l'inauthentique, en oscillant entre une "résolution" aveugle et une "attente" résignée. (Karel Kosic)

L’allergie au penser se satisfait ainsi du rapport prétendument direct à ses objets où elle croit voir le résultat immédiat d’une transformation qui n’est autre que l’illusion narcissique d’avoir agi sur le monde. (Sandrine Aumercier)

La psychiatrie, qui était une branche de la médecine majeure et indépendante, subit actuellement une crise violente qui en change la nature.
Elle devient le symptôme de la société, dans laquelle elle se dissout en fragments épars d’un corps (de métier) qui a perdu la vie : institutions fragmentées, liaisons incohérentes, initiatives qui s’ignorent, oubli de la nosographie, confusion des tâches et des rôles chez les soignants.
La psychiatrie avait pour mission de soigner les psychotiques qu’on appelait les fous, minorité cliniquement distincte de l’ensemble des gens « normaux » qui constituent la société.
Depuis quelques décennies, celle-ci devient tellement malade qu’après avoir tout espéré de la psychiatrie et l’avoir exténuée en la chargeant d’une mission sans commune mesure avec ses compétences, elle s’en détourne : suppression des internats de psychiatrie, du diplôme d’infirmier psychiatrique, fermeture des hôpitaux spécialisés. Les malades mentaux étant à présent des « malades comme les autres », la psychiatrie publique est devenue une spécialité médicale comme une autre, qui fait de la pharmacologie son arme majeure pour rendre au malade une sociabilité le destinant à la prise en charge de services sociaux éclatés, aux conditions de travail acrobatiques, et qui n’assurent plus la continuité que le défunt Secteur, désavoué de sa fonction faute de personnel en nombre approprié, avait pour principe d’assurer – tâche essentielle à la reconstruction du malade mental chronique…
(Claude Jeangirard)

Le politique, abordé dans ses fins, ne se limite pas en effet à l'ars politicum, stratégies et exercices laissés à la discrétion du "prince"", mais s'étend à l'ensemble des manifestations propres à l'organisation sociale. À ce titre, la psychanalyse s'avère politique, du fait de l'inscription du sujet et du sujet de l'inconscient dans l'espace de la polis et de ses configurations de pouvoir (...). Prendre acte de cette dimension irréductiblement politique implique, pour les psychanalystes, d'accompagner leur approche de la subjectivité directement d'une analyse des modes de gouvernance propre à un espace historico-social donné, et des effets que leur dispositif peut y susciter. (Thamy Ayouch)

L'existence humaine, cela va sans dire, consiste en la somme des relations sociales que les individus sont amenés à tisser dans la réalité du quotidien. Or, dans la mesure où elle distord l'une après l'autre toutes les relations qu'ils tentent de nouer, la focalisation exclusive sur ces formes d'extériorité modèle de façon inéluctable leur destin. (...) les façonne et les transforme pour en faire des êtres totalement étrangers à eux-mêmes. (Mita Minesuke)

Si l'homme n'est pas fou c'est qu'il n'est rien. Le problème c'est de savoir comment il soigne sa folie. Si vous n'êtes pas folle, comment voulez-vous que quelqu'un soit amoureux de vous ? Pas même vous, vous comprenez. Ce qui ne veut pas dire que si vous ne savez pas être folle alors on va vous foutre à l'hôpital psychiatrique, parce que les fous qu'on met dans les hôpitaux psychiatriques, c'est des types qui ratent leur folie. L'important de l'homme c'est de réussir sa folie. [...] C'est clair ça ? C'est le destin de la folie qui est l'essence de l'homme. (François Tosquelles)

jeudi 11 janvier 2024

Ambassade de Nicolas Machiavel auprès de César Borgia

 
Legation of Niccolò Machiavelli, Florentine citizen and secretary, in Imola to meet Cesare Borgia, Duke of Valentino, 1864 - Federico Faruffini
                                                                                                Tableau de Federico Faruffini - 1864
 
 
 Fin 1502, Nicolas Machiavel est envoyé en ambassade par la République de Florence auprès de César Borgia , le fils du pape Alexandre VI, que rien ne semble pouvoir à ce moment arrêter en ses entreprises de conquêtes territoriales. On trouvera ci-après des extraits de la correspondance que Machiavel adressa en cette occasion à la Seigneurie de Florence et à son organe de gouvernement, les Dix de Pouvoir, tout au long de son ambassade.
 
 

Instructions à Nicolas Machiavel du 5 octobre 1502

« Nicolas, Nous t’envoyons auprès de son Excellence le duc de Valentinois à Imola avec des lettres de créance ; tu t’y rendras à cheval au plus vite ,,, »

 

9 octobre 1502 à Imola

« Il me rappela au moment de me congédier, de rappeler à Vos Seigneuries que, si elles restent entre deux selles, elles perdront de toute manière ; que, si elles s’attachent à lui, elles ont des chances de triompher, »


16 octobre 1502 à Imola

« J’ai eu beau objecter la faiblesse de nos garnisons et les risques qu’il y avait à les déplacer, il a fallu à tout prix que je lui promette de vous écrire, de vous solliciter ; aussi l’ai-je fait en disjoignant cette requête de ma lettre officielle, pour que, sans faire bruit de ladite requête, vous puissiez, si vous la jugez recevable, lui donner discrètement suite : en vous bornant, vis-à-vis de Florence, à envoyer quelques détachements vers Borgo et Anghiari pour qu’ils s’y livrent aux parades et autres démonstrations requises, tout ou partie, que vous justifierez par le désir d’apaiser quelques craintes. »


17 octobre 1502 à Imola

« Là-dessus, je pris congé de Sa Seigneurie, et j’ai l’impression tant par le propos qu’il m’a tenus qu’à maintes expressions de lui qu’il serait trop long de rapporter, de l’avoir trouvé plus désireux encore que dans notre dernier entretien de toucher un sol ferme avec vos V.S. »

« Je n’ai plus rien à dire à vos V.S. hormis que si elles me demandaient mon opinion sur toute cette agitation, je répondrais praestita venia que je crois que tant que vivra le pape et que durera l’amitié du Roi (de France), le duc conservera la chance qui l’a favorisé jusqu’ici, car ceux qui ont fait mine de lui montrer les dents ne sont plus à même de mordre et le seront encore moins demain qu’aujourd’hui. »

23 octobre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir. 

« Moi, de l’autre coté je temporise, je tends l’oreille à tous les bruits, et j’attends mon heure. »

« V.S. sont donc au courant de tout ce que me dit ce Seigneur, et je ne vous en écris que la moitié ; elles considéreront maintenant celui qui parle, et elles jugeront selon leur sagesse habituelle. En ce qui concerne la situation de ce Seigneur depuis le jour où je suis arrivé ici, il ne doit d’être resté debout qu’à sa chance extraordinaire : celle-ci est fondée sur la certitude qu’il a eue d’être secouru en hommes par le Roi et en argent par le pape ; une autre chose qui ne lui a pas moins servi, ce sont les lenteurs de ses ennemis à l’affronter. »

« Ce Seigneur a donné ordre à Don Michele de se retirer avec tout ce qui lui reste de troupes à Pesaro, comme étant la place la plus suspecte ; il a laissé Fano au pouvoir de ses habitants, en tant que place la plus fidèle ; il a mis une bonne garnison à Rimini, place qui lui a donné, lui donne encore des inquiétudes ; il ne craint pas grand-chose de Cesena, Faënza ni Forli (…) Enfin pour faire tête aux mouvements possibles des Bolonais, il se tient en personne ici à Imola. »


27 octobre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir. 

« Je n’ai pas pu démêler autre chose de précis des conversations des gens d’ici et je ne crois pas pouvoir faire mieux, car le duc est le plus secret des hommes et il ne se confie qu’à peu de personnes. »

« En ce qui concerne l’accord éventuel, il est difficile de faire une prévision sans être informé des choses ; à bien peser les données de part et d’autre, on se trouve en présence : d’un côté, d’un homme entreprenant, servi par la fortune, protégé par le pape et par le Roi, plein de confiance, et qui se voit attaqué non-seulement pour un État qu’il voulait conquérir, mais dans un État conquis ; de l’autre, d’ennemis inquiets de leurs États, et qui, déjà ombrageux de la grandeur croissante du Prince avant de l’attaquer, le sont bien plus depuis qu’ils lui ont infligé cet outrage ; on n’entrevoit pas aisément comment un tel homme pourrait déposer son ressentiment ni les autres leur peur, ni par suite comment l’un ou l’autre des deux pourrait céder à l’adversaire tant ans les affaires de Bologne que dans celles du Roi. On parle bien d’une chance d’accord, mais d’une seule : celle qui se ferait aux dépens d’un tiers contre lequel ils s’uniraient ; loin d’user leurs forces ou leur prestige l’un contre l’autre, ils se renforceraient ainsi l’un l’autre. Et cela ne pourrait se réaliser que contre Florence ou Venise. (…) Vos Seigneuries sachant maintenant tous les bruits qui courent ici se prononceront mieux, elles qui sont plus sages et plus expérimentées, et je me borne à leur communiquer tout ce que j’apprends. »


29 octobre 1502 à Imola – À la seigneurie

« On parle d’une reconduction de tous les traités antérieurs de Giovanni Bentivoglio, des Vitelli et des Orsini avec le duc, lequel serait réintégré dans le duché d’Urbin. (…) Ce matin j’ai entrepris de parler à Agapito de cette réconciliation : il n’a fait qu’en rire et m’a dit que c’était un moyen de les amuser. Mes entretiens avec le duc m’ont toujours fait penser que c’était bien là le but auquel il tendait, en attendant d’être prêt, Par contre je ne puis arriver à croire que les autres ne soupçonnent rien de cela : j’en reste confondu. »


3 novembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir

« Vous ayant donné déjà tous les détails dont j’étais informé, je ne puis que me répéter : discours et pourparlers, tout annonce la paix ; préparatifs et dernières dispositions, tout présage la guerre. »

« Si vous lisez attentivement les articles de ce traité que je vous envoie, vous verrez qu’il sue la méfiance et le soupçon. Ajoutez-y l’impression qu’on en a ici, et il vous sera facile alors de prévoir dans votre sagesse ce qu’on peut en attendre. »


13 novembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir

« Nous avons affaire à un prince qui gouverne par lui-même ; pour ne pas s’exposer à mander des rêveries, il faut étudier le terrain. » « Paix ou guerre ? Je vous ai marqué qu’on parlait de l’une et qu’on préparait l’autre. »


28 novembre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir

« Le duc écoute tout, mais dans quelles vues ? C’est ce que l’on ignore, et ce qu’il serait fort difficile de percer avec certitude. Si l’on considère les faits en eux-mêmes, les propos du duc, ceux de ses principaux ministres, l’on ne peut en augurer que de sinistres présages pour les ligueurs. »

2 décembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir

« Sans compter les autres avantages que nous pouvons en espérer, celui dont nous devons tenir grand compte est de voir le duc commencer à mettre quelques bornes à ses convoitises et de sentir que tout ne doit pas céder à sa fortune. »


26 décembre 1502 à Caesana – Aux Dix de Pouvoir

« On a trouvé ce matin sur la place messire Ramiro (gouverneur général du duché d’Urbin), en deux tronçons ; il y est encore, et toute la population d’ici a eu le loisir de le voir ; on ne sait pas bien pourquoi il a été mis à mort, hormis que tel a été le bon plaisir du Prince qui montre ainsi à tous qu’il peut faire et défaire les hommes à son gré, selon qu’ils le méritent, »


31 décembre 1502 à Sinigaglia – Aux Dix de Pouvoir

« Je vous ai écrit avant-hier de Pesaro ce que j’apprenais de Sinigaglia ; je me suis rendu hier à Fano et ce matin même, Son Excellence est partie de bonne heure avec toute l’armée et est arrivée ici dans Sinigaglia où étaient rassemblés tous les Orsini et Vitellozo, lesquels, comme je vous l’ai écrit, lui avait conquis cette ville. Il sont allés au-devant de lui et, à peine entrés côte à côte dans ses murs, le duc s’est tourné vers ses gardes et les a faits prisonniers ; c’est ainsi qu’ils les a a tous pris, et on est encore en train de mettre la ville à sac ; nous sommes à la vingt-troisième heure. Je ne sais si je pourrai faire partir cette lettre, je n’ai personne à ma disposition. J’écrirai plus long par une autre, et à mon avis, ils ne seront pas vivants demain matin.


1er janvier 1503 à Conrinaldo – Aux Dix de Pouvoir

« À la deuxième heure de la nuit, le duc me fit quérir, et de l’air le plus tranquille du monde il se félicita auprès de moi de ce succès, me rappelant qu’il m’en avait parlé la veille, mais à mots couverts, comme c’est exact ; il ajouta quelques mots pleins de sagesse et extrêmement aimables à l’égard de notre cité, énumérant toutes les raisons qui lui rendent notre amitié désirable, pour vu que vous y répondiez ... »

« Par la suite, cette nuit, à la dixième heure, le duc a fait mettre à mort Vitellozzo et messire Oliverotto da Fermo ; les deux autres sont encore en vie (les Orsini), en attendant – suppose-t-on – qu’on sache si le pape a pu se saisir du cardinal (Orsini) et des autres qui se trouvaient à Rome. »


2 janvier 1503 à Conrinaldo – Aux Dix de Pouvoir

« Vous excuserez le retard possible de mes avis : les paysans se terrent, pas un soldat n’entend s’éloigner pour ne pas perdre sa part de rapines, et les gens de mon logis ne me lâchent pas d’un pas de peur d’être pillés ... »


6 janvier 1503 à Gualdo – Aux Dix de Pouvoir

« Je vous ai écrit hier de Sasso Ferrato et vous ai avisés des nouvelles de Castello, comme quoi la cité envoyait des ambassadeurs, et que son évêque et tous ses Vitelli avaient pris la fuite. Lesdits Ambassadeurs ont offert les clefs de la Ville et leurs félicitations, etc. Le duc a déclaré les accepter à titre de Gonfalonier de l’Église, Hier soir en outre, environ la quatrième heure de la nuit, il s’est présenté quelqu’un pour informer le duc que Gianpaolo Baglioni ainsi que les Orsini, les Vitelli, toutes leurs troupes et toutes celles qui s’étaient jointes à elles, avaient évacué Pérouse et avaient pris la direction de Sienne, et qu’à peine parties , le peuple de Pérouse s’était soulevé aux cris de : Duca ! Duca ! » 

« Le duc et ses troupes décampent d’ici demain pour marcher vers Scesi, et de là sur les terres de Sienne : il entend faire de cette ville un État à sa façon. »


8 janvier 1503 à Asciesi – Aux Dix de Pouvoir

« De toutes les affaires qu’avait à régler notre homme, il ne restait que l’affaire de Sienne, puisque Castello et Pérouse se sont rendues comme je vous l’avais écrit. (…) Ce soir, des Orateurs de Sienne sont arrivés ici et se sont longuement entretenus avec le duc. À ce que j’apprends, les pourparlers n’ont pas abouti. Si la question doit être réglée par les armes, V.S. se verront à coup sûr sollicitées par ce Seigneur de lui donner secours (…) mais je crois qu’ayant vu comment les choses se sont passées à Castello et à Pérouse, il juge qu’elles suivront le même cours à Sienne, ce qui le dispensera de vous devoir quelque chose. »


10 janvier 1503 à Torsiano – Aux Dix de Pouvoir

« Ce Seigneur m’a fait appeler aujourd’hui. Il m’a dit : « (…) Tu vois où j’en suis avec ces gens-là qui étaient nos ennemis communs : les uns sont morts, les autres captifs, le reste en fuite ou assiégés chez eux et, entre autres, Pandolfo Petrucci, qui doit être le dernier objet de notre entreprise et nous assurer la tranquillité commune : il est nécessaire de le chasser de Sienne, car avec le cerveau qu’il a, l’argent qu’il peut gratter, la place-forte qu’il occupe, il serait, dans le cas où il se maintiendrait debout, une étincelle capable de causer les plus grands incendies ; il nous faut donc au lieu de dormir sur nos lauriers, l’assaillir totis viribus ; je ne considère pas comme difficile de le bouter hors de Sienne, mais c’est entre mes mains que je voudrais l’avoir. Et c’est pourquoi le pape l’endort à force de brefs, lui démontrant qu’il se contenterait qu’il voulût bien ne regarder comme ses ennemis que les ennemis du Saint-Siège, etc., cependant que je pousse mes troupes en avant, car il est bon d’engeigner les maîtres en traîtrise. (…) Je suis décidé en effet, maintenant que j’ai privé mes ennemis de leurs armes, à les priver également de leur cerveau, lequel n’était autre chose que Pandolfo avec toutes ses ruses. »


-----------------------------------------------


Extrait d’un Exorde au gouvernement de Florence écrit par Machiavel début 1503 :

« Il est des gens qui s’assagissent à voir le danger de certains voisinages ; vous, vous n’en devenez pas plus sages, vous ne voulez même pas avoir confiance en vous, ni reconnaître le temps par vous perdu, ni celui que vous perdez encore ; vous le pleurerez encore, mais en vain, si vous ne changez pas d’idée. Car, je vous le redis, la fortune ne change pas son cours où l’homme ne change pas de conduite. »

--------------------------------------------------