Tableau de Federico Faruffini - 1864
Fin 1502, Nicolas Machiavel est envoyé en ambassade par la République de
Florence auprès de César Borgia , le fils du pape Alexandre VI, que
rien ne semble pouvoir à ce moment arrêter en ses entreprises de
conquêtes territoriales. On trouvera ci-après des extraits de la
correspondance que Machiavel adressa en cette occasion à la Seigneurie
de Florence et à son organe de gouvernement, les Dix de Pouvoir, tout au long de son ambassade.
Instructions à Nicolas Machiavel du 5 octobre
1502
« Nicolas,
Nous t’envoyons auprès de son Excellence le duc de Valentinois à
Imola avec des lettres de créance ; tu t’y rendras à cheval
au plus vite ,,, »
9 octobre 1502 à Imola
« Il
me rappela au moment de me congédier, de rappeler à Vos Seigneuries
que, si elles restent entre deux selles, elles perdront de toute
manière ; que, si elles s’attachent à lui, elles ont des
chances de triompher, »
16
octobre 1502 à Imola
« J’ai
eu beau objecter la faiblesse de nos garnisons et les risques qu’il
y avait à les déplacer, il a fallu à tout prix que je lui promette
de vous écrire, de vous solliciter ; aussi l’ai-je fait en
disjoignant cette requête de ma lettre officielle, pour que, sans
faire bruit de ladite requête, vous puissiez, si vous la jugez
recevable, lui donner discrètement suite : en vous bornant,
vis-à-vis de Florence, à envoyer quelques détachements vers Borgo
et Anghiari pour qu’ils s’y livrent aux parades et autres
démonstrations requises, tout ou partie, que vous justifierez par le
désir d’apaiser quelques craintes. »
17
octobre 1502 à Imola
« Là-dessus,
je pris congé de Sa Seigneurie, et j’ai l’impression tant par le
propos qu’il m’a tenus qu’à maintes expressions de lui qu’il
serait trop long de rapporter, de l’avoir trouvé plus désireux
encore que dans notre dernier entretien de toucher un sol ferme avec
vos V.S. »
« Je
n’ai plus rien à dire à vos V.S. hormis que si elles me
demandaient mon opinion sur toute cette agitation, je répondrais
praestita venia que je crois que tant que vivra le pape et que
durera l’amitié du Roi (de France), le duc conservera la chance
qui l’a favorisé jusqu’ici, car ceux qui ont fait mine de lui
montrer les dents ne sont plus à même de mordre et le seront encore
moins demain qu’aujourd’hui. »
23
octobre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir.
« Moi,
de l’autre coté je temporise, je tends l’oreille à tous les
bruits, et j’attends mon heure. »
« V.S.
sont donc au courant de tout ce que me dit ce Seigneur, et je ne vous
en écris que la moitié ; elles considéreront maintenant celui
qui parle, et elles jugeront selon leur sagesse habituelle. En
ce qui concerne la situation de ce Seigneur depuis le jour où je
suis arrivé ici, il ne doit d’être resté debout qu’à sa
chance extraordinaire : celle-ci est fondée sur la certitude
qu’il a eue d’être secouru en hommes par le Roi et en argent par
le pape ; une autre chose qui ne lui a pas moins servi, ce sont
les lenteurs de ses ennemis à l’affronter. »
« Ce
Seigneur a donné ordre à Don Michele de se retirer avec tout ce qui
lui reste de troupes à Pesaro, comme étant la place la plus
suspecte ; il a laissé Fano au pouvoir de ses habitants, en
tant que place la plus fidèle ; il a mis une bonne garnison à
Rimini, place qui lui a donné, lui donne encore des inquiétudes ;
il ne craint pas grand-chose de Cesena, Faënza ni Forli (…) Enfin
pour faire tête aux mouvements possibles des Bolonais, il se tient
en personne ici à Imola. »
27
octobre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir.
« Je
n’ai pas pu démêler autre chose de précis des conversations des
gens d’ici et je ne crois pas pouvoir faire mieux, car le duc est
le plus secret des hommes et il ne se confie qu’à peu de
personnes. »
« En
ce qui concerne l’accord éventuel, il est difficile de faire une
prévision sans être informé des choses ; à bien peser les
données de part et d’autre, on se trouve en présence : d’un
côté, d’un homme entreprenant, servi par la fortune, protégé
par le pape et par le Roi, plein de confiance, et qui se voit attaqué
non-seulement pour un État qu’il voulait conquérir, mais dans un
État conquis ; de l’autre, d’ennemis inquiets de leurs
États, et qui, déjà ombrageux de la grandeur croissante du Prince
avant de l’attaquer, le sont bien plus depuis qu’ils lui ont
infligé cet outrage ; on n’entrevoit pas aisément comment un
tel homme pourrait déposer son ressentiment ni les autres leur peur,
ni par suite comment l’un ou l’autre des deux pourrait céder à
l’adversaire tant ans les affaires de Bologne que dans celles du
Roi. On parle bien d’une chance d’accord, mais d’une seule :
celle qui se ferait aux dépens d’un tiers contre lequel ils
s’uniraient ; loin d’user leurs forces ou leur prestige l’un
contre l’autre, ils se renforceraient ainsi l’un l’autre. Et
cela ne pourrait se réaliser que contre Florence ou Venise. (…)
Vos Seigneuries sachant maintenant tous les bruits qui courent ici se
prononceront mieux, elles qui sont plus sages et plus expérimentées,
et je me borne à leur communiquer tout ce que j’apprends. »
29
octobre 1502 à Imola – À la seigneurie
« On
parle d’une reconduction de tous les traités antérieurs de
Giovanni Bentivoglio, des Vitelli et des Orsini avec le duc, lequel
serait réintégré dans le duché d’Urbin. (…) Ce matin j’ai
entrepris de parler à Agapito de cette réconciliation : il n’a
fait qu’en rire et m’a dit que c’était un moyen de les amuser.
Mes entretiens avec le duc m’ont toujours fait penser que c’était
bien là le but auquel il tendait, en attendant d’être prêt, Par
contre je ne puis arriver à croire que les autres ne soupçonnent
rien de cela : j’en reste confondu. »
3
novembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir
« Vous
ayant donné déjà tous les détails dont j’étais informé, je ne
puis que me répéter : discours et pourparlers, tout annonce la
paix ; préparatifs et dernières dispositions, tout présage la
guerre. »
« Si
vous lisez attentivement les articles de ce traité que je vous
envoie, vous verrez qu’il sue la méfiance et le soupçon.
Ajoutez-y l’impression qu’on en a ici, et il vous sera facile
alors de prévoir dans votre sagesse ce qu’on peut en attendre. »
13
novembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir
« Nous
avons affaire à un prince qui gouverne par lui-même ; pour ne
pas s’exposer à mander des rêveries, il faut étudier le
terrain. » « Paix ou guerre ? Je vous ai marqué
qu’on parlait de l’une et qu’on préparait l’autre. »
28
novembre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir
« Le
duc écoute tout, mais dans quelles vues ? C’est ce que l’on
ignore, et ce qu’il serait fort difficile de percer avec certitude.
Si l’on considère les faits en eux-mêmes, les propos du duc, ceux
de ses principaux ministres, l’on ne peut en augurer que de
sinistres présages pour les ligueurs. »
2
décembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir
« Sans
compter les autres avantages que nous pouvons en espérer, celui dont
nous devons tenir grand compte est de voir le duc commencer à mettre
quelques bornes à ses convoitises et de sentir que tout ne doit pas
céder à sa fortune. »
26
décembre 1502 à Caesana – Aux Dix de Pouvoir
« On
a trouvé ce matin sur la place messire Ramiro (gouverneur général
du duché d’Urbin), en deux tronçons ; il y est encore, et
toute la population d’ici a eu le loisir de le voir ; on ne
sait pas bien pourquoi il a été mis à mort, hormis que tel a été
le bon plaisir du Prince qui montre ainsi à tous qu’il peut faire
et défaire les hommes à son gré, selon qu’ils le méritent, »
31
décembre 1502 à Sinigaglia – Aux Dix de Pouvoir
« Je
vous ai écrit avant-hier de Pesaro ce que j’apprenais de
Sinigaglia ; je me suis rendu hier à Fano et ce matin même,
Son Excellence est partie de bonne heure avec toute l’armée et est
arrivée ici dans Sinigaglia où étaient rassemblés tous les Orsini
et Vitellozo, lesquels, comme je vous l’ai écrit, lui avait
conquis cette ville. Il sont allés au-devant de lui et, à peine
entrés côte à côte dans ses murs, le duc s’est tourné vers ses
gardes et les a faits prisonniers ; c’est ainsi qu’ils les a
a tous pris, et on est encore en train de mettre la ville à sac ;
nous sommes à la vingt-troisième heure. Je ne sais si je pourrai
faire partir cette lettre, je n’ai personne à ma disposition.
J’écrirai plus long par une autre, et à mon avis, ils ne seront
pas vivants demain matin.
1er
janvier 1503 à Conrinaldo – Aux Dix de Pouvoir
« À
la deuxième heure de la nuit, le duc me fit quérir, et de l’air
le plus tranquille du monde il se félicita auprès de moi de ce
succès, me rappelant qu’il m’en avait parlé la veille, mais à
mots couverts, comme c’est exact ; il ajouta quelques mots
pleins de sagesse et extrêmement aimables à l’égard de notre
cité, énumérant toutes les raisons qui lui rendent notre amitié
désirable, pour vu que vous y répondiez ... »
« Par
la suite, cette nuit, à la dixième heure, le duc a fait mettre à
mort Vitellozzo et messire Oliverotto da Fermo ; les deux autres
sont encore en vie (les Orsini), en attendant – suppose-t-on –
qu’on sache si le pape a pu se saisir du cardinal (Orsini) et des
autres qui se trouvaient à Rome. »
2
janvier 1503 à Conrinaldo – Aux Dix de Pouvoir
« Vous
excuserez le retard possible de mes avis : les paysans se
terrent, pas un soldat n’entend s’éloigner pour ne pas perdre sa
part de rapines, et les gens de mon logis ne me lâchent pas d’un
pas de peur d’être pillés ... »
6
janvier 1503 à Gualdo – Aux Dix de Pouvoir
« Je
vous ai écrit hier de Sasso Ferrato et vous ai avisés des nouvelles
de Castello, comme quoi la cité envoyait des ambassadeurs, et que
son évêque et tous ses Vitelli avaient pris la fuite. Lesdits
Ambassadeurs ont offert les clefs de la Ville et leurs félicitations,
etc. Le duc a déclaré les accepter à titre de Gonfalonier de
l’Église, Hier soir en outre, environ la quatrième heure de la
nuit, il s’est présenté quelqu’un pour informer le duc que
Gianpaolo Baglioni ainsi que les Orsini, les Vitelli, toutes leurs
troupes et toutes celles qui s’étaient jointes à elles, avaient
évacué Pérouse et avaient pris la direction de Sienne, et qu’à
peine parties , le peuple de Pérouse s’était soulevé aux cris
de : Duca ! Duca ! »
« Le
duc et ses troupes décampent d’ici demain pour marcher vers Scesi,
et de là sur les terres de Sienne : il entend faire de cette
ville un État à sa façon. »
8
janvier 1503 à Asciesi – Aux Dix de Pouvoir
« De
toutes les affaires qu’avait à régler notre homme, il ne restait
que l’affaire de Sienne, puisque Castello et Pérouse se sont
rendues comme je vous l’avais écrit. (…) Ce soir, des Orateurs
de Sienne sont arrivés ici et se sont longuement entretenus avec le
duc. À ce que j’apprends, les pourparlers n’ont pas abouti. Si
la question doit être réglée par les armes, V.S. se verront à
coup sûr sollicitées par ce Seigneur de lui donner secours (…)
mais je crois qu’ayant vu comment les choses se sont passées à
Castello et à Pérouse, il juge qu’elles suivront le même cours à
Sienne, ce qui le dispensera de vous devoir quelque chose. »
10
janvier 1503 à Torsiano – Aux Dix de Pouvoir
« Ce
Seigneur m’a fait appeler aujourd’hui. Il m’a dit : « (…)
Tu vois où j’en suis avec ces gens-là qui étaient nos ennemis
communs : les uns sont morts, les autres captifs, le reste en
fuite ou assiégés chez eux et, entre autres, Pandolfo Petrucci, qui
doit être le dernier objet de notre entreprise et nous assurer la
tranquillité commune : il est nécessaire de le chasser de
Sienne, car avec le cerveau qu’il a, l’argent qu’il peut
gratter, la place-forte qu’il occupe, il serait, dans le cas où il
se maintiendrait debout, une étincelle capable de causer les plus
grands incendies ; il nous faut donc au lieu de dormir sur nos
lauriers, l’assaillir totis viribus ; je ne considère
pas comme difficile de le bouter hors de Sienne, mais c’est entre
mes mains que je voudrais l’avoir. Et c’est pourquoi le pape
l’endort à force de brefs, lui démontrant qu’il se contenterait
qu’il voulût bien ne regarder comme ses ennemis que les ennemis du
Saint-Siège, etc., cependant que je pousse mes troupes en avant, car
il est bon d’engeigner les maîtres en traîtrise. (…) Je suis
décidé en effet, maintenant que j’ai privé mes ennemis de leurs
armes, à les priver également de leur cerveau, lequel n’était
autre chose que Pandolfo avec toutes ses ruses. »
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Extrait
d’un Exorde au gouvernement de Florence écrit par Machiavel début
1503 :
« Il
est des gens qui s’assagissent à voir le danger de certains
voisinages ; vous, vous n’en devenez pas plus sages, vous ne
voulez même pas avoir confiance en vous, ni reconnaître le temps
par vous perdu, ni celui que vous perdez encore ; vous le
pleurerez encore, mais en vain, si vous ne changez pas d’idée.
Car, je vous le redis, la fortune ne change pas son cours où l’homme
ne change pas de conduite. »
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