C’est seulement maintenant que nous disposons des prémisses
nécessaires à une comparaison scientifique et à une analyse
critique du Capital de
Marx et de La phénoménologie
de l’esprit de Hegel. Tous deux partent, dans la
construction de leur œuvre, d’un même
motif symbolique de pensée, très répandu dans
l’atmosphère culturelle de leur temps. Ce motif – métaphore de
la création littéraire, philosophique et scientifique – est
l’« odyssée » : le sujet (individu, conscience
individuelle, esprit ou collectivité) doit effectuer
une pérégrination à travers le monde afin de connaître
le monde et soi-même.
La connaissance
du sujet n’est possible que sur la base de l’activité du sujet
lui-même dans le monde. Le sujet connaît le monde dans la mesure
seulement où il y intervient activement ; il ne se connaît
lui-même qu’en transformant le monde par son activité. Connaître
le sujet revient à en connaître l’activité dans le monde. Le
sujet qui revient à lui-même après avoir fait un voyage dans le
monde est différent de celui qui va l’entreprendre.
Dans l’économie
capitaliste, on assiste à une double permutation des individus et
des choses : à une personnalisation des objets, et à une
réification des personnes. Les objets sont dotés d’une volonté
et d’une conscience, autrement dit : leur mouvement se réalise
avec conscience et volonté, et les hommes sont les porteurs ou les
exécutants de ce mouvement des choses.
(…)
Si l’on examine et formule la loi interne du mouvement social –
dont l’homme (homo œconomicus) est le simple support et le masque
caractéristique - , on constate que cette réalité n’est qu’une
apparence réelle. Si l’individu (homme) apparaît à
première vue dans le rapport de production économique comme simple
personnification du mouvement social des objets et si la conscience
se manifeste comme exécutant (agent) de ce même mouvement,
l’analyse dissipe par la suite cette apparence réelle et
démontre que le mouvement social des choses n’est qu’une
forme historique du rapport entre les hommes, tout comme la
conscience réifiée n’est qu’une forme historique de la
conscience humaine.
(L’être
social) n’est pas une substance rigide ou dynamique, voire une
entité transcendante qui existe indépendamment de la praxis
objective, c’est le procès de
production et de reproduction de la réalité sociale, c’est à
dire la praxis historique de l’humanité et des formes de son
objectivation.
Dans la
sociologie du travail, la psychologie du travail, la théologie du
travail, la physiologie du travail ou dans les analyses économiques
du travail, on examine et définit, avec les concepts correspondants
de la sociologie, de la psychologie, de l’économie, etc., des
aspects déterminés du travail, alors que la question centrale :
« qu’est-ce que le travail ? » est reçue comme
allant de soi, comme une prémisse que l’on accueille sans aucune
critique ni analyse préalable (et donc comme un préjugé non
scientifique sur lequel on édifie toute l’investigation dite
scientifique).
Le travail, dans
son essence et sa généralité, ne se ramène pas à telle ou telle
activité productive ou occupation de l’homme qui, en retour,
exerce une influence sur sa psychologie, son habitus et sa pensée,
c’est à dire sur des sphères particulières de l’être humain.
Le travail est un procès qui
imprègne tout l’être de
l’homme, dont il constitue la spécificité. Il faut tout d’abord
admettre que, dans le travail, quelque chose d’essentiel se produit
pour l’homme et pour son être et qu’une connexion interne
nécessaire s’établit entre la question « qu’est-ce que le
travail ? » et « qu’est-ce que l’homme ? »
(…)
Si le travail est faire ou procès dans lequel il se produit
quelque chose pour l’homme, son être et le monde de l’homme, il
est légitime que l’intérêt philosophique se concentre sur
l’explication de la nature de ce « procès » ou de ce
« faire » et s’attache à découvrir le secret de ce
« quelque chose ».
Le travail est un
procès qui réalise une métamorphose ou médiation dialectique.
Dans cette médiation dialectique, il se produit un équilibre
des contradictions, qui ne sont plus antinomiques,
l’unité des contradictions
formant un procès ou
s’y métamorphosant. La médiation dialectique est une
métamorphose dont le résultat est une nouveauté ;
elle est la genèse d’un élément qualitatif nouveau.
Dans l’acte même de la médiation, où l’humain naît de
l’animalité et le désir humain de l’instinct animal, s’élabore
aussi la tridimensionnalité du
temps humain : seule une créature qui surmonte par le
travail le nihilisme de l’instinct animal, peut, dans l’acte même
du refoulement découvrir l’avenir
comme dimension de son être. Dans le travail et par son
moyen, l’homme domine
le temps (alors que l’animal en est
dominé), car une créature capable de résister à la
satisfaction immédiate de ses besoins et de les repousser
« activement » fait du présent une fonction de l’avenir
et tire les leçons du passé, c’est à dire découvre
dans son action la tridimensionnalité du temps comme dimension de
son être.
Le faire humain
n’est pas divisé en deux sphères autonomes, qui seraient à la
fois indépendantes et indifférentes l’une à l’autre, la
première étant l’incarnation de la liberté et l’autre le champ
d’action de la nécessité. La philosophie du travail, comme fait
humain objectif , où se
créent , en un procès nécessaire, les présuppositions
réelles de la liberté, est donc aussi une philosophie du
non-travail.
Tant que nous
recherchons le rapport entre le travail et structuration de la
réalité sociale et humaine, nous ne découvrons rien d’économique
dans le travail.
(…)
Le travail en général est la présupposition du travail au sens
économique, mais il ne s’identifie pas à lui. Le travail
productif de richesse du capitalisme n’est pas du travail en
général mais un travail bien déterminé, du travail
abstrait-concret ou du travail de caractère double : cette
forme seule appartient à l’économie.
La
désacralisation de la nature et sa représentation comme ensemble de
forces mécaniques, soumises à la domination et à l’exploitation
de l’homme, va de pair avec la désacralisation de l’homme, qui
découvre qu’il est une créature que l’on peut former et modeler
ou - traduit dans un langage correspondant – manipuler. C’est
dans ce contexte seulement que l’on veut saisir la signification
historique de Machiavel et la portée du Machiavélisme. Dans la
naïve vision anecdotique (journalistique), la doctrine de Machiavel
représente la quintessence des techniques du pouvoir de l’époque
de la Renaissance et l’ensemble des directives d’une politique
faite d’astuce et de traîtrise, de poison et de poignard. Or,
Machiavel n’était pas un observateur empirique, ni un subtil
commentateur de textes historiques élaborant et généralisant
sur le papier la praxis courante des souverains de la
Renaissance et les procédés traditionnels du monde romain. Il est
entré dans l’histoire de la pensée avant tout comme analyste
inflexible de la réalité humaine. Sa découverte fondamentale –
correspondant à la science opérative de Bacon et à la conception
moderne de la science – est le concept de l’homme comme être
disponible et manipulable.
(…) La praxis
se manifeste sous la forme historique de la manipulation et de la
préoccupation ou – comme Marx le dira par la suite – sous la
forme du sordide trafiquant.
Le concept de
praxis montre que la réalité sociale et humaine s’oppose à ce
qui est donné ; c’est à dire qu’elle est élaboration et
forme spécifique de l’être
humain. La praxis est
une sphère de l’être humain.
La praxis est
l’unité active de l’homme et du monde, de la matière et de
l’esprit, du sujet et de l’objet, du produit et du producteur,
cette unité active se reproduisant historiquement, c’est à dire
se renouvelant et se reconstituant constamment dans la pratique. La
réalité humaine et sociale étant
créé par la praxis, l’histoire apparaît comme procès
pratique au cours duquel l’homme se distingue du non-humain ;
l’humain et le non-humain ne sont jamais prédéterminés, mais se
différencient dans l’histoire grâce à la pratique.
C’est seulement
la dialectique du mouvement propre des choses qui transforme
le futur, dévalorise le futur immédiat
comme mensonge et unilatéralité et révèle comme vérité
le futur médiat. (…) Mais
d’où l’homme tire-t-il la connaissance
de son futur immédiat pour laquelle il entame la lutte
pour la reconnaissance ? La tridimensionnalité du temps, comme
forme de sa propre existence, se manifeste à l’homme et se réalise
dans le procès de l’objectivation, c’est à dire dans le
travail.
La praxis
embrasse donc – outre le travail – un moment existentiel :
elle se manifeste dans l’activité objective de l’homme
qui transforme la nature et imprime des significations humaines à la
matière naturelle, aussi bien que dans la formation de la
subjectivité humaine dans laquelle les moments essentiels comme
l’angoisse, la nausée, la peur, la joie, le rire, l’espérance,
etc., ne représentent pas des « expériences » passives,
mais font partie intégrante de la lutte pour la reconnaissance,
c’est à dire du procès de réalisation de la liberté humaine.
Sans le moment existentiel, le travail cesserait de faire partie
intégrante de la praxis.
La liberté ne
peut pas naître du simple rapport objectif avec la nature. Ce qui, à
certaines époques historiques, se manifeste comme « impersonnalité »
et « objectivité » de la praxis et se trouve posé par
la fausse conscience comme ce qu’il y a de plus pratique dans la
praxis n’est au contraire que la praxis de la manipulation et de la
préoccupation, c’est à dire la praxis fétichisée. Sans moment
existentiel, c’est à dire sans lutte pour la reconnaissance, la
praxis dégénère au niveau de la technique et de la manipulation.
La raison ne se
crée dans l’histoire que parce que l’histoire n’est pas
rationnellement prédéterminée,
mais devient
rationnelle. Dans l’histoire, la raison n’est pas
raison providentielle de l’harmonie préétablie, ni triomphe du
bien métaphysiquement prédéterminé, mais raison conflictuelle de
la dialectique historique, la rationalité étant conquise de haute
lutte et chaque phase historique de la raison se réalisant en
conflit avec la déraison historique. Dans l’histoire, la raison
devient dans la mesure même où elle se réalise. Il n’est pas
dans l’histoire de raison toute prête à l’avance,
supra-historique, qui se dévoilerait dans les événements
historiques. La raison historique parvient à sa propre rationalité
en se réalisant.
La réalité
n’est pas une réalité (authentique) sans l’homme, pas plus
qu’elle n’est (seulement) la réalité de l’homme. Elle est
réalité de la nature comme totalité absolue, indépendante non
seulement de la conscience de l’homme, mais encore de son
existence, en même temps qu’elle est réalité de l’homme qui
crée, au sein de la nature et comme fraction de celle-ci, une
réalité sociale et humaine, supérieure à la nature et définissant
dans l’histoire sa place dans l’univers. L’homme ne vit pas
dans deux sphères. Il n’habite pas pour une partie de son être
dans l’histoire, et pour l’autre dans la nature. L’homme
est toujours à la fois dans la nature et dans l’histoire.
En tant qu’être
historique, c’est à dire social, il humanise la nature, mais il la
connaît – et la reconnaît aussi – comme totalité absolue,
comme causa sui se
suffisant à elle-même, comme condition et présupposition de
l’humanité.