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ARGENT, SEXE ET POUVOIR : A PROPOS D’UNE FAUSSE
BIOGRAPHIE DE GUY DEBORD
Il faut détruire tout vrai opposant dont il est
nécessaire de salir la mémoire et prévenir toute éventuelle émulation. Il faut
pousser tous les Walter Benjamin au suicide. "Debord Le Naufrageur"
de Jean-Marie Apostolidès répond à cela. L’auteur, animé par ce que Spinoza
appelait «les passions tristes», est en accord avec les temps néocons : c’est
pour eux que ce livre a été écrit, pas pour durer.
Notre
époque est la première dans l’histoire universelle qui prétend avoir seulement
les ennemis qu’elle se fabrique elle-même, à sa mesure et pour son usage
spectaculaire. Ce nouveau siècle, en projetant dans ces simulacres d’ennemis
toutes ses propres infamies et cruautés particulières, il fait semblant de s’y
opposer résolument : il feint même de les combattre avec les armes, aussi
longtemps qu’il lui est nécessaire pour en convaincre les électeurs, pour enfin
faire triompher ses « bonnes » qualités sur ces « ennemis »,
aussi méchants que faux, au visage de Ben Laden ou de l’Etat Islamique.
Pour
n’avoir à combattre que les ennemis artificiels qu’il met en scène, notre monde
doit s’appliquer aussi à faire disparaître et à détruire à jamais jusqu’à la
mémoire de ses vrais et anciens ennemis déclarés, afin d’éviter au nouveau
siècle tout risque de contage non désiré. L'état d'urgence permanent oblige :
cet état d’urgence, déclaré contre la société, a la prétention de l’être contre
ce nouvel ennemi obscur et indéterminé que le spectacle s’est lui-même façonné,
le terrorisme artificiel. Il a été créé et mis en scène pour nous convaincre
que les Etats combattent le « mal » pour notre
« bien », et pour nous persuader que celui qui combat le
« mal » absolu est donc déjà le « bien » absolu. Le
Ministère de la Vérité surveille au jour le jour la « correction de
l’histoire », qu’il s’agisse de celle du Bataclan ou d’autres, mises à
jour chaque semaine avec plus de détails, sans se soucier d’éventuelles
contradictions, car au lendemain on corrigera à nouveau.
Pour en
finir avec tout résidu d’opposition réelle, il faut donc à la domination
présente donner des exemples, brûler des sorcières, exécuter, même en effigie,
tout ennemi différent de celui officiel, qu’on désigne au jour le jour. Il faut
non seulement détruire tout vrai opposant, mais même tous ceux qu’avaient pu
exister auparavant, dont il est nécessaire effacer, démolir ou salir la mémoire
et le modèle. Il faut désespérer et abattre toute aspiration à la révolte et au
changement chez les jeunes générations, étouffer les précédents et le souvenir
même. Il faut prévenir toute éventuelle émulation. Il faut pousser tous les
Walter Benjamin au suicide. Dresser des listes de proscription. Les vraies
révoltes, ainsi que les vrais révoltés, doivent être anéantis à jamais,
élimininés, censurés, calomniés, mis au pilori, face à la nécessité impérative
de mettre en scène seulement les faux ennemis fétiche qu’on a bien voulu
fabriquer.
C'est à
cette nécessité incontournable et urgente que répond précisément le dernier
travail de Jean-Marie Apostolidès, lequel vient de paraître chez
Flammarion : un volume de plus que 500 pages, plus 90 de notes, presqu’un
Kilo, 28 €, au titre Debord Le Naufrageur, dans une collection qui
s’auto définit Grandes Biographies.
Il convient
de dire tout de suite que ce livre, en plus d’être d’un ennui mortel, n’est
pas une biographie, comme je vais le montrer, et que je ne lui ai accordé
que trois heures de lecture – car on conviendra qu’il n’est pas nécessaire de
boire 500 litres de vin pour décider s’il est bon ou mauvais, ou pour établir
qu’il ne s’agit même pas de vin, comme c’est le cas.
La tâche
que l’auteur nous déclare rondement s’être donnée, est celle de « Mettre au
jour une image différente, ‘négative’, de Debord », pour après nous assurer
orgueilleusement que ce « n’est pas une entreprise qui va de soi »[1].
Qu’elle
« aille de soi » ou non, j’affirme que jamais n’a existé de vraie
biographie qui se soit donnée pour tâche et pour but de mettre au jour une
image « négative », ou « positive », de la vie de la
personne dont il s’agit, celle ci étant la tâche de la propagande. Le négatif
chez cet auteur n’a aucune noble connotation dialectique : pour lui
négatif signifie vulgairement : infamant, moralement déshonorant. Aussi
banal que cela. Voilà tout.
Une
biographie est un travail d’archiviste, de philologue, d’érudit et d’historien,
et elle n’est jamais un travail de supporter, qu’il soit favorable ou hostile.
Ce n’est pas un match de football. Encore moins un travail de psychanalyste,
toujours arbitraire. Depuis la Renaissance on avait établi les termes à l’aide
desquels on présente l’histoire d’un homme : qu’a-t-il dit ? Qu’a-t-il fait
?[2]
Le
prince des biographes modernes, Roberto Ridolfi, qui nous a laissé des
chefs-d’œuvre définitifs sur la vie de Machiavel, Guicciardini et Savonarola,
avait même établi que certainement « l’amour et les affinités aident à
entendre… S’il devait être promulguée (espérons que non) une constitution de la
république littéraire, elle devrait faire une obligation aux biographes de
faire le portrait seulement d’hommes qui leur sont en partie similaires et
congénères : on éviterait ainsi une quantité de livres mous, médiocres et faux
».[3]
Or, avec
l’ouvrage d’Apostolidès, nous nous trouvons face au paradigme même d’un mauvais
travail, « mou, médiocre et faux », et je précise :
mauvais dans l’intention, mauvais dans la méthode et donc très
mauvais dans le résultat.
Dans
l’intention
il est mauvais, car ce n’est point une biographie de Debord, mais bien un morceau
prolixe de journalisme d’investigation contre Debord, où ne sont
rapportés que des « témoignages » à charge, où on ne dit rien
de son œuvre, de son art et de son temps, de son cinéma, de son courage, à son
époque presque solitaire. Donc ce livre n’a aucune valeur pour les historiens, il
n’est surtout pas un document. Et l’usage des documents fait par son
auteur est parfaitement malhonnête, car il ne choisit que ce qui pourrait être
à charge. Ici le vrai devient immédiatement un moment du faux, comme pour
prouver une fois encore ce que Debord a dit à ceux qui savaient l’entendre.
Sans parler de la lâcheté de s’essayer si maladroitement à assassiner un homme
déjà mort. Les cadavres attirent, on le sait, les vautours. Et ce livre pue
donc la mort. L’auteur est animé par ce que Spinoza appelait « les
passions tristes », et en ceci il est parfaitement en accord avec les
temps néocons qui courent, lesquels d’ailleurs semblent lui convenir
parfaitement : c’est en fait pour eux que ce livre a été écrit, pas pour
durer. Il sera vite oublié.
Dans
la méthode
le travail est très mauvais, car il juge d’une période passée avec les yeux et
les « valeurs » d’aujourd’hui. Alors que le premier devoir d’un
biographe est celui de se caler complètement dans le contexte historique, et de
saisir les ressorts, les dynamiques et les problématiques conflictuelles qui
ont poussé les protagonistes à l’action : par exemple je n’ai rien trouvé
qui démontre la vaillance et la bravoure des situationnistes en général, et de
Debord en particulier, qui ont été seuls, en leur temps, à combattre le
spectacle dominant des mensonges opposés de gauche et de droite, de la
« liberté » occidentale en même temps que celui de
« l’égalité » orientale, alors qu’à cette époque tous les Apostolidès
allaient à tour de rôle faire leur révérence au pape, à Lénine, à Trotsky, à
Mao ou Castro.
Le
travail d’archives ici est parfaitement abusif et tendancieux, celui
philologique relève plutôt d’une enquête policière, l’érudition est partisane
et courte, l’historiographie et l’honnêteté sont absentes.
Je
n’aurais voulu parler ici que de l’œuvre, et pas de son auteur : mais il
m’est impossible, car c’est son œuvre qui ne nous parle que de lui, de
l’esprit, de l’intention et du but avec lesquels il a fait son travail, pendant
dix ans, après quarante ans de lectures, nous assure-t-il.
Dans
le résultat
ce livre est donc très mauvais, car le personnage qui s’en dégage ne
ressemble en rien à Debord, qu’on peut bien dire que j’ai bien connu. Cette
prétendue biographie nous éclaire en fait bien plus sur les obsessions, les
petitesses et les bassesses de son auteur lui-même que sur celles qu’il prétend
découvrir chez Debord . Au delà il ne voit ni cherche rien, et en deçà on
ne voit que sa lamentable malveillance, son ressentiment et son animosité
bavarde. Laquelle lit mal, à travers les lunettes idéologiques, déformées et
acritiques, de notre temps ignorant, les vicissitudes, le sens, les enjeux et
les valeurs de l’époque en question, valeurs que d’autre part nous refusions.
C’est bien anti historique que de juger à la lumière sinistre du
« politically correct » ou de la « gender theory » le
siècle précédent, ou la position radicalement conflictuelle qui nous
animait. Si Apostolidès lisait la riche correspondance de Machiavel, où
il est lourdement question de femmes et de pédérastes, de pédophiles et de
prostituées, etc., de la vie telle quelle en fait, il serait bien scandalisé,
et il écrirait un gros tome pour nous avertir que Machiavel n’était pas
« un grand homme ». On le laisse volontiers à ses opinions adipeuses
et poisseuses, mais elles ne nous instruisent que sur lui-même.
Il faut
donner à César ce qui est à César, et à Brutus ce qui est à Brutus : il
faut reconnaître que sans la théorie du spectacle élaborée par Debord ce monde
resterait parfaitement incompréhensible et incertain, comme ceux qui le
dominent voudraient qu’il soit, et comme il le reste effectivement pour
Apostolidès. Mais non pour ceux qui y portent des responsabilités lourdes
militaires ou économiques. Si un chef d’Etat Major ne comprend pas vite qui se
cache derrière l’Etat Islamique, cela a des conséquences plus lourdes que si
c’est un professeur d’Université à se tromper. Et pour le comprendre il est
utile, voire essentiel, de connaître la théorie du spectacle. Après cinquante
ans, la théorie du spectacle reste la Pierre de Rosette indispensable à
décoder les hiéroglyphes du monde actuel. Mais cela dépasse les intérêts du
professeur.
La Société
du Spectacle est l’un des trois livres du XXème siècle, avec 1984 de
George Orwell et Brave New World d’Aldous Huxley, qui reste essentiel à
la compréhension du XXIème.
A propos
de choses qui intéressent le professeur, par contre, il y a dans ce livre des
falsifications factuelles qui sautent aux yeux : par exemple c’est tout à
fait faux que Debord ait jamais violé sa sœur : ils s’aimaient et basta,
voilà le crime ! Et alors ? La poussière et les toiles
d’araignée qui enveloppent la tête et l’âme obsédée de l’auteur, l’emprisonnent
dans un moralisme hypocrite et dans une malhonnêteté politiquement correcte qui
s’éparpillent tout au long du livre. Je ne compte pas, car je ne les ai pas
toutes repérées, mais j’en ai assez vues, toutes les falsifications, erreurs
factuelles, d’herméneutique, et même de dates, ni le grand arbitraire
interprétatif, imprégné de la sauce psychanalytique dans laquelle l’auteur
mouille son discours ennuyeux, répétitif, fautif, assaisonné du déodorant
pseudo neutre de recherche universitaire.
Cette
soi-disant biographie nous renseigne en fait principalement sur ce que le
mythographe conteur trouve notable en Debord, et justement il ne nous parle que
des vétilles utiles à démontrer sa thèse préconçue. Toute la
pensée, l’œuvre et l’action de Debord, et des groupes qu’il a animé, aussi bien
que le contexte historique général dans lequel et contre lequel on
agissait, tout cela disparaît complètement. Il ignore jusqu’au Scandale de
Strasbourg et son influence cruciale dans le déclenchement de Mai ’68. La
lutte, et ses enjeux, son sérieux, sont absents de ce livre. L’auteur ignore
aussi parfaitement le rayonnement et les suites des théories et pratiques
situationnistes : la première œuvre de street art et de guérilla
art fut notre installation de la statue de Charles Fourier, Place Clichy,
en 1969 ; il ignore les créations de situations magnifiquement réussies
des Yesmen ; le groupes russes de Voina et des Pussy Riot, qui faisaient
référence à Debord et aux situationnistes, le groupe tchèque de Stohoven,
Banksy, la Kommunikation guerilla, les Hacktivistes et mille
autres variations, que je ne cite pas ici, de la mise en pratique de cet
héritage. Sans compter le rayonnement dans certaines formes de détournement et
de luttes de classes et de sabotage pratiquées dans les usines, en Italie et
ailleurs. Voilà en quoi l’I.S. fut une avant-garde. Tout cela, pour le
professeur, n’existe pas : où est-elle son érudition ?
Enfin,
d’après l’auteur, tout ce qu'a fait Debord c’est parce qu'il n'a pas eu de
présence virile, à cause de la perte du père, auquel se confronter : ce qui l'a
empêché, d’après lui, de devenir un homme. Il est toujours resté immature, il
n’est jamais sorti de l’enfance. Voilà tout, et voilà la thèse centrale du
livre. A ce compte là Debord se trouve orphelin en bonne compagnie, entre autres
avec Nietzsche, Platon, Aristote, Schopenhauer, Rimbaud, Baudelaire,
Dostoïevski, Swift et moi même, si parva licet componere magnis : Leopardi en
rajoutait encore, observant que « lorsque, parcourant les vies des hommes
illustres, on s’arrête à ceux qui ne doivent ce titre qu’à leurs actes et non à
leurs écrits, il est bien difficile de trouver un personnage doté d’une vraie
grandeur qui n’ait été privé dans son enfance de la présence du père »[4].
A
maintes reprises Hegel s’est moqué royalement de ce qu’il appelle « la
mesquinerie psychologique » ou « le pédantisme psychologique, cette soi-disant
considération psychologique qui sait expliquer toutes les actions » : « la vue
psychologique de l’histoire, qui s’entend à diminuer et à dégrader la grandeur
des actes des individus… Elle méconnaît l’aspect substantiel des individus.
C’est le point de vue des valets de chambre psychologiques, pour qui il n’y a
pas de héros, non parce que ceux-ci ne soient pas des héros, mais parce que
ceux-là ne sont que des valets de chambre ». Et encore : «Quel instituteur
d’école n’a pas démontré, à propos d’Alexandre le Grand et de Jules César,
qu’ils agirent poussées par les passions, et que à cause de cela ils furent des
hommes immoraux ? D’où il s’ensuit que lui, l’instituteur d’école, est un homme
meilleur que ceux-là… Les personnages historiques servis dans l’historiographie
par des tels valets de chambres psychologiques, en sortent mal : ils en sont
nivelés, et posés sur le même plan de moralité ; voire quelques degrés plus bas
que ces subtils connaisseurs d’hommes. »
« Cette conscience jugeante est donc à son tour basse… En outre, elle
est hypocrisie… »[5].
Il est
ici à noter que le même auteur s’était déjà produit en un livre élogieux,
quoique fautif, au titre Les Tombeaux de Guy Debord, dès 1999.
Le
parcours obligé de ces petits esprits, invariablement intellectuels, est
toujours le même - il est pour ainsi dire écrit dans leur DNA, et il est facile
à percer à jour. Il fonctionne ainsi : 1) ils commencent par la célébration
et l’adulation éhontée ; 2) ils se fabriquent un roi mythologique ;
3) ils essayent de se placer dans sa cour ou à sa suite ; 4) à la fin,
lorsque le risque diminue, ils veulent tuer leur roi, mettent en fonction leur
guillotine et ils commettent le régicide, pour effacer leurs bassesses et leur
ignominie de courtisans ou de parasites. Avec Debord ce fut de même. Il est
significatif aujourd’hui le silence des apologistes d’hier : où se
sont-ils cachés ? Ca leur a suffi d’un Apostolidès pour la leur boucler et
les faire fondre comme neige au soleil ? Voici, finalement, un avantage
qui nous vient de ce livre. Mieux vaut leur disparition silencieuse que leur
bruit précédent. Il est vrai que le vent a changé : le temps de la Terreur
a commencé. Et celui de la lâcheté, pour eux, ne finira jamais.
Ainsi
qu’on l’a déjà noté, dans le livre dont il s’agit sont parfaitement absentes
les grandes aventures, les passions et les amitiés fortes, la générosité
virile, les persécutions, le mépris des risques, l’art, le jeu, la poésie, les
aléas courus, le courage, l’invention, la création, le divertissement et la
fantaisie. Bref, tout ce qui manque au professeur dans sa vie, manque aussi
dans son livre, comme il est normal. Voilà une preuve de plus que cet ouvrage
est une projection, un portrait de l’auteur, de ses problèmes avec les femmes,
l’argent et le pouvoir, de ses multiples humiliations et rancunes, de son petit
désir de revanche, et il n’est donc en rien le portrait de Debord. Cet auteur
se scandalise en notant que Gérard Lebovici et moi même, outre bien sûr Michèle
Bernstein, ayons soutenu financièrement Debord : d’après lui Debord
nous aurait arnaqués. Sa petitesse l’empêche de concevoir des raisons plus
hautes : à ce compte là il pourrait accuser tous les grands artistes
d’avoir escroqué tous leurs mécènes. Il ne considère pas que ces grands ont
donné à l’humanité infiniment plus qu’ils n’ont pris, et que c’est l’humanité
entière à être en dette avec eux. La seule vraie escroquerie concrète que
je vois ici c’est bien ce livre d’Apostolidès.
Puisque
l’auteur nous fait la grâce de ne jamais nous cacher, en aucune page de son
livre, son intention de dénigrer – seul moment dans lequel je reconnais qu’il
est rigoureux et sincère –, il réduit tout ce qu’il touche à la vulgarité, et
cela encore nous en dit long sur lui-même : n’importe où que l’on regarde dans
cet ouvrage, on ne voit que des choses profondément sordides, mesquines,
obscènes. Henry Miller avait percé à jour ce type d’esprit : « l’obscénité
n’existe que dans l’esprit qui la déteste et la rejette sur les autres »[6].
Il n’y a
donc pour l’auteur que des questions d’argent, de sexe et de pouvoir
les trois grandes questions qui l’obsèdent, ainsi qu’elles obsèdent nos
contemporains parce qu’ils en sont privés.
A notre
époque ces choses existaient, bien sûr, mais elles n’étaient pas séparées de
la vie, comme actuellement. On les vivait directement. Et Debord disait
qu’on ne peut admettre d’autre problème d’argent en dehors de son éventuel
manque. Il y avait solidarité et on se secourait : autre chose
inconcevable pour ce professeur. Lequel est si obsédé qu’il nous considère
comme des violeurs de filles, puisque, étant donné qu’on était les monstres
qu’il peint, quelle autre manière aurions nous eu pour en séduire tant ?
Bizarre qu’aucune ne s’en soit plainte : ont-elles toutes attendu
patiemment que le professeur justicier leur rende justice ?
Ce
professeur, s’il devait parler de l’Odyssée, n’y verrait que des poux sur la
tête d’Ulysse : car il ne voit pas les choses de dimension supérieure à la
sienne, et il réduit tout à sa mesure. Je crois qu’un tel professeur, s’il
pouvait, il voudrait à lui seul ruiner la réputation de Stanford : il
démontre en fait ici tout son cynisme destructeur de tout ce qu’il avait autrefois
respecté : il semble affligé par un complexe de Thersite. En nous
rappelant toujours là où il enseigne – comme si cela était une autorisation et
un laissez-passer pour tous ses abus – il ne se fait pas de scrupules à traîner
dans son cupio dissolvi aussi l’Université qui lui donne à manger. Son
cynisme ne s’embarrasse pas non plus de tromper son public et ses
étudiants : si c’était en son pouvoir il aurait voulu tromper toute la
postérité, de laquelle il s’attend aveuglément la gloire, sinon pour le reste,
au moins pour ce livre. Voilà un vrai naufrageur.
Comme
s’il écrivait sur Wikipédia, le professeur rajoute, avec pédantisme et de façon
pointilleuse, des notes avec les références, pour donner un semblant de sérieux
à son portrait arbitraire et à ses vomissements acides. Mais ses notes ne lui
servent qu’à démontrer fallacieusement ses hypothèses abusives, et tout le
reste lui échappe. Avec des références soigneusement choisies, on le sait, on
peut démontrer tout et le contraire de tout, et rendre le faux vraisemblable.
Il semblerait que le but de l’auteur soit le renversement de l’ancienne
règle : « Omnes homines honorare ». Il paraît comme
poussé par une force irrésistible à déshonorer tous ceux, et ce, dont il parle
à bâtons rompus, pour les salir de sa langue infecte. Croit-il de s’élever en
essayant d’abaisser les autres ? Là aussi, il échoue, parce que la fable
qu’il nous raconte ne nous parle que de lui et de son malheur.
Il
s’agit en fait d’un livre proprement pornographique, d’une pornographie
pas chère, digne d’une revue à sensations, mais d’une pornographie qui n’aurait
pas de place dans ma collection d’art érotique, qui pourtant contient aussi pas
mal de pièces de très belle pornographie. C’est un livre fabriqué dans l’esprit
morbide d’une page de Facebook : voilà sa « modernité ».
Avec son œil de valet, il regarde à travers le trou de la serrure de la maison
des maîtres. Mes archives de Yale deviennent, pour ce nouveau Erostrate,
rien de plus que l’un des trous de la serrure à travers lequel regarder, avec
un œil de policier, car il n’y voit que ce qu’il y cherche, tout le reste lui
échappe, et ce qu’il cherche n’a rien à voir avec la liberté, la critique, la
lutte, ni la poésie, ni rien d’autre que sa petite furie infamante.
J’avais
déjà eu occasion de citer ce même Apostolidès, dans une lettre à Mustapha
Khayati du 10 décembre 2012, depuis publiée sur internet par d’autres.
Voici :
« …Parmi
ces apologistes [de Debord] on trouve de vraies perles, par exemple dans un
certain Apostolidès, lequel, dans la furie de me faire disparaître, touche des
sommets philologiques jamais atteints même par le KGB : pour achever la «
démonstration » que Censor n'est pas Sanguinetti, mais bien Debord, après avoir
établi que la version française est plus « élégante » que l'italienne (!?), il
nous enlève tout doute avec la savante leçon suivante : « On remarquera les
affinités entre les deux noms, Censor et Debord : ils possèdent chacun deux
syllabes, des voyelles identiques et un même nombre de lettres ».
L' «
affinité » pour laquelle j'avais choisi le pseudonyme de Censor est par contre
celle avec Bancor, la devise supranationale inventée par Keynes, mais aussi nom
de plume du gouverneur de la Banque d'Italie à l'époque, Guido Carli. On est
bien loin de la furieuse finesse démonstrative d'un Apostolidès, orphelin
malheureux du pape Pie XII, de Mao et de Lénine qui ne démontre que sa
recherche spasmodique d'un culte spectaculaire de la personnalité. »
Et
j’ajoutais :
« Cette
première vague d' « historiens » improvisés s'est allègrement brûlée et
sacrifiée sur l’autel de la louange courtisane, laquelle – ainsi que Guy se
plaisait à rappeler, citant Swift – est la fille du pouvoir en place. S'il
avait eu vent de ces tombeaux, je crois qu'il aurait plutôt conclu, avec Schopenhauer
: ‘Que d'ici peu les vers rongent mon corps, c'est une pensée que je peux
tolérer, mais que les professeurs le fassent avec ma philosophie, cela me fait
horreur’».
Ces
gens-là ont beau enseigner dans une Université renommée, ils sont incapables de
concevoir une vraie, rigoureuse et sérieuse analyse historico-critique :
pour eux il n’y a que la louange courtisane ou le lâche outrage. Ce
professeur restera en tout cas un exemple lumineux de tout ce qu’un chercheur
honnête et rigoureux devrait éviter, exemple concret s’il en fut, à indiquer à
tout étudiant, de la réunion malheureuse de ces deux malhonnêtetés s’étalant
ici sans honte, dans une pièce de chronique policière, qui voudrait se déguiser
en œuvre d’histoire. On peut se demander aussi ce qu’est devenue, avec des tels
professeurs, l’Université aujourd’hui ? Une sale affaire comme tant
d’autres, pour obliger les étudiants à s’endetter et les rendre esclaves et
soumis dès le commencement de leur vie adulte. Ou, aux Etats Unis, à s’engager
dans l’armée pour pouvoir payer leurs études.
Ce livre
est un travail qui manque irrémédiablement de conviction et de force, donc
d’énergie et de fraîcheur. Il ressemble plutôt à un travail salarié, sur
commission, un essai raté de mettre Guy Debord et tout un mouvement au pilori,
chose bien différente d’une loyale, légitime et honnête critique. Cela me
rassure en tout cas, car il signifie que les situationnistes, malgré tous leurs
défauts, continuent à être un exemple d’insoumission et un cauchemar qui trouble
encore le sommeil d’une époque bien successive à la leur, qui ne supporte plus
d’avoir d’autres ennemis que ceux qu’elle se fabrique.
Ce qui
est regrettable, car j’aime la loi du contrapasso de Dante, c’est que ce
professeur est trop insignifiant pour que la postérité s’occupe de lui, mais si
jamais il trouvait un biographe, je lui souhaiterai qu’il soit tout simplement
honnête, pour nous raconter toute la médiocrité et le dérisoire de son sujet
d’étude. Mais qui s’intéresserait à une telle biographie ? Comme dit
Virgile à Dante (Enfer, III, 47-51), à propos des Esprits mous et
lâches,
« ... leur vie aveugle est si basse
que tout autre sort leur fait envie.
Le monde ne laisse pas de renommée pour eux,
miséricorde et justice les méprisent :
ne parlons pas d’eux, mais regarde et passe. [7]»
Par un soucis d’équité, je reconnais enfin, tout de
même, avoir apprécié dans ce livre une petite note où l’auteur regrette que je
lui aie refusé la permission de publier mes photos, ce qui est vrai, et je m’en
réjouis, car j’aurais honte d’être remercié par un tel homme dans une telle
œuvre.
J’y vois par contre des remerciements complètement
abusifs et perfides adressés par l’auteur à quelques amis à moi qui n’ont en
rien cautionné, ni aidé, l’auteur de cet ouvrage, et n’en sont en rien
responsables. Cela démontre encore une fois la désinvolture de l’auteur à
tromper sans scrupules son public par tous les moyens.
Il y a quarante ans précis, Debord m’avait indiqué
avec amusement ce passage des Mémoires d’Outre-Tombe, lequel reste très
actuel : « Il y a des temps dans lesquels il faut dépenser le
mépris avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. »
Cela en guise de justification de ma parcimonie ici.
Prague, le 31 Décembre 2015
Gianfranco Sanguinetti
[1]http://next.liberation.fr/livres/2015/12/23/guy-debord-n-a-pas-ete-capable-d-appliquer-dans-sa-vie-les-principes-qu-il-revendiquait-en-theorie_1422482
[2] Cf.
Francesco Guicciardini, Benedetto Varchi, Giorgio Vasari, Ludovico Ariosto et
cent autres.
[3]
Roberto Ridolfi, Vita di Francesco Guicciardini, Belardetti, Rome 1960.
[4]
Giacomo Leopardi, Pensées, II, Allia, Paris, 1992.
[5]
G.W.F. Hegel, Philosophie du Droit, § 124 ; Phénomenologie de l’Esprit, II, C,
2, c, III, p.195 trad. Jean Hyppolite ; La Raison dans l’Histoire, trad. par K.
Papaioannou, chap. II, p. 127 ; Lezioni sulla Filosofia della Storia, I, II, 2,
d, pp. 94-95. La Nuova Italia, Firenze, 1972.
[6]
Henry Miller, Obscenity and the Law of
Reflection, 1945.
[7]
Traduction de Jacqueline Risset.
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