(Extraits
choisis de "L’ART GREC" de Kostas Papaioannou)
L’Etat
ou l’anarchie, le despotisme ou l’esclavage, la force surhumaine qui entraînera
la masse à l’action ou à une vie végétative, insignifiante : pendant des
millénaires, l’homme a vécu prisonnier de cette alternative et des ambivalences
« sado-masochistes » qui l’accompagnent.
La
fête orgiastique remplit un rôle précis et salutaire dans l’économie profonde
de la société. Elle brise les barrages entre les individus, les familles, les
classes, la société et la nature. Le déchaînement de la licence, la violation
de toutes les interdictions, le renversement des rôles (aux Saturnales, l’esclave
devient maître et le maître sert l’esclave ; en Mésopotamie, à la fête du
nouvel an, on détrône et on humilie le vrai roi, on intronise un « roi
carnavalesque ») n’ont d’autre intention que d’abolir magiquement, dans la
transfiguration de la fête, l’ordre qu’on ne peut modifier réellement dans la
vie quotidienne.
Pour
que le citoyen puisse apparaître, pour que le dialogue réel entre l’homme et le
pouvoir puisse s’instaurer, il faut d’abord que le politique se détache du
sacré. (…) Pour que le politique puisse conquérir son autonomie, il faut que la
raison se détache du mythe et du dogme : l’apprentissage de la libre
discussion, l’accoutumance à la tolérance, la parfaite autonomie de l’esprit
qui prend pour objet tout ce qui est et peut être senti ou pensé sont les
conditions essentielles de l’existence du citoyen.
Toutes
les fois où un groupe particulier s’est cru autorisé à imposer la vérité et à
purger l’humanité de l’erreur, le monopole idéologique n’a été que le prélude
et le couronnement de l’asservissement de la collectivité. (…) Aussi le
caractère sacré, total et indiscutable de la « vérité » conférait-il
au groupe qui la détenait une position de commandement et de « monopole »
qui entraînait presque toujours la domination, le privilège et l’intolérance.
C’est
quand les hommes s’inquiètent de ne pas s’inquiéter que les libertés
individuelles ou collectives deviennent possibles. (…) Ainsi s’explique dans
une large mesure l’extraordinaire liberté d’esprit que l’on constate en Grèce
dès la fin des temps archaïques. Mais il a fallu assez longtemps pour que cette
liberté se développât et se clarifiât. Et une fois de plus, c’est le vieux
Polémos qui a été « le père de toutes choses ».
Rien
n’illustre mieux la transformation de la société grecque à partir du VIIème
siècle que le destin du mot diké (Δίκη). (…) Pendant deux
siècles, on entend cet appel passionné à la diké (la Justice humaine)
et de même que le mot hybris
(démesure) devient le mal par excellence, on forge un mot nouveau pour désigner
la vertu suprême : c’est dikaiosyné, « conformité à la
justice ».
Pour
la génération de Solon, diké désigne la seule force capable
de sauver la cité de la ruine (…) mais « ce sont les citoyens eux-mêmes
qui, dans leur folie, souhaitent la ruiner par cupidité ».
Un
demi-siècle après Solon, la cosmologie ionienne place la diké au centre de
l'univers. Dans le système d'Anaximandre, le cosmos tout entier apparaît comme
une cité où " les êtres se donnent mutuellement réparation et compensation
pour leur injustice, selon l'ordre du temps " : le mouvement éternel qui
tend à rétablir l'équilibre perpétuellement menacé par la lutte des contraires
et la pléonexia (πλεονεξία )(croissance des choses les unes
aux dépens des autres) existe non seulement dans la vie humaine, ainsi que le
pensait Solon, mais dans l'ensemble de l'univers. Comme dans la tragédie, le
juge est le temps et le devenir cosmique tout entier - la succession des
saisons, la naissance et la mort de tout ce qui existe - est interprété comme
une suite ordonnée de réparations et de compensations pour les transgressions
commises. La notion de diké se projette d'ailleurs non
seulement de la société sur l'univers, mais aussi sur l'individu : quelques
décennies après Anaximandre, le médecin pythagoricien Alcméon de Crotone
assimilera l'organisme à une cité où l'égalité des forces (isonomie - ἰσονομία)
correspond à la santé, la maladie étant due à la prépondérance monarchique d'un
des éléments sur les autres : l'idéal démocratique de l'isonomie (« règle d’égale
répartition ») s'érigeait ainsi en principe cosmique régulateur.
De
même que le domaine politique est désormais désigné par le terme
révolutionnaire s’il en fût de ta koina (« ce qui est commun à
tous »), de même que les lois sont désormais écrites pour être connues de
tous, de même les recherches et les théories sont désormais portées à la
connaissance de tous. (…) En même temps que la liberté d’adopter une position
personnelle et critique à l’égard de la tradition et de l’autorité naquit l’habitude
de la confrontation et l’obligation de se soumettre volontairement à la loi du logos
(λόγος). Le logos, instrument du débat public, prend alors un double sens.
Il est, d’une part, la parole, le
discours par lequel l’individu affirme sa liberté en public ; mais il est
aussi la raison qu’Héraclite, le premier philosophe du logos, définira comme « ce
qui est commun et divin ». « Le devoir, proclame-t-il, est de suivre
ce qui est commun ; toutefois, bien que le logos soit commun à tous,
la plupart des hommes vivent comme si chacun possédait son intelligence
particulière » (idia phronêsis).
Avec
son idéal de l’isonomie, la démocratie représente dans sa perfection l’espace
de l’égalité où le pouvoir, l’archè, est réparti également à
travers tout le domaine de la vie publique. (…) Cette liberté s’exprime
essentiellement par la parole. Dans
une polis (πόλις – cité) tout se décide par la persuasion (peithô – Πειθώ) et non par la violence. L’iségoria, droit égal à la
parole, sera synonyme d’isonomie et de liberté.
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