Lorsqu’Héraclite dit
« Le soleil est nouveau chaque jour », il ne veut pas du tout nous
enseigner le devenir, mais s’opposer à la tyrannie de la nécessité. Celle-ci ne
peut dominer sans partage ; son triomphe, si toutefois il était possible,
éteindrait la vie elle-même. (Giorgio Colli)
Les
banlieues et le chômage, les bidonvilles et la famine, la violence partout
faite aux hommes et à la nature, l’anomie généralisée ne sont pas les
symptômes passagers d’un libéralisme encore à parfaire mais les éléments
constitutifs et déjà banalisés d’un capitalisme mondial qui tend à la
perfection.
Le
capitalisme n’est pas le marché, mais le pouvoir dans le marché. Un pouvoir
économico-étatique qui s’est emparé du monde, et a fait de l’espace physique et
social de ce monde un marché en son pouvoir. Quant au libéralisme, il est cette
utopie qui, pensant le marché sans penser le pouvoir, ne sert qu’à masquer le
pouvoir inscrit dans le marché ; il n’est qu’un des éléments du spectacle,
dont le rôle, avec la mise en scène médiatique du divertissement, est
d’installer l’omission du pouvoir dans un présent perpétuel. Dénoncer le
spectacle n’a en ce sens d’autre but que de donner à voir ce qui voudrait
rester dans l’ombre.
À
l’origine, le capitalisme n’est pas un, mais multiple et multiforme ;
national et impérialiste. Son dynamisme se fonde sur la compétition, parfois
belliqueuse, à laquelle se livrent les capitalismes hégémoniques et
conquérants. De ce temps glorieux des colonies vient la polarisation entre pays
nantis et pays misérables — hiérarchie qui persiste, malgré la « décolonisation »,
jusque dans la misère actuelle en voie de globalisation. De ce temps-là
viennent aussi les succès du prolétariat des pays nantis, provisoirement convié
à s’engraisser des miettes de la domination.
La
mondialisation ne désigne donc pas la conquête spatiale du monde par les
capitalismes nationaux triomphants — c’est chose faite dès le début du
siècle —, mais l’intronisation d’un seul capitalisme transcendant les
nations. Le capitalisme mondialisé s’identifie en effet au réseau transnational
et intégré qui unit, dans des rapports d’invasion réciproque, le petit nombre
des firmes occidentales de dimension globale. Fondé sur la mobilisation des
sciences et le renouvellement incessant des technologies, l’élément stratégique
de cette « concurrence coopérative » est la mobilité ; il s’agit
de tirer profit de toute opportunité (productive, commerciale, financière),
quelle que soit sa localisation géographique, quels que soient les moyens d’y
parvenir. Se déterminent ainsi l’interdépendance entre les zones hégémoniques,
la dépendance des zones d’exploitation et l’abandon des zones a priori
dépourvues d’intérêt.
Ce n’est
qu’avec l’aval des États nantis, et des institutions internationales qu’ils
contrôlent, que les firmes transnationales peuvent ainsi se déployer à leur
guise. Là, évidemment, où se trouve leur intérêt le plus immédiat : les
États les plus complaisants. Mais ce sont tous les États qui sont alors pressés
d’adopter cette noble posture. Les hommes politiques, qui invoquent le
« trop d’État » ou le caractère inéluctable de la mondialisation, ne
recherchent qu’une légitimation à ce désengagement programmé, que l’emballement
du capitalisme mondialisé rendra tôt ou tard introuvable. S’ouvrira alors le
temps du totalitarisme à visage découvert. Aussi, ce serait faire mauvaise
grâce au pouvoir de nos gouvernants, qui non seulement ne s’effacent
qu’activement devant la libre circulation du capital, mais conservent en outre
le monopole de la puissance répressive au service de celle-là.
La
mondialisation est la poursuite de la course à l’hégémonie par l’usage
arbitraire d’un espace fini et préalablement soumis (le monde). La guerre à
laquelle s’y livrent les États est d’abord une guerre économique, une guerre
d’attraction des oligopoles mondiaux. Mais cette guerre, qui nécessite un
ajustement par le bas des souverainetés nationales, est une guerre d’affaiblissement
réciproque de ses protagonistes. Le jour où les capacités régulatrices cumulées
des États ne pourront même plus compenser les soubresauts récurrents des
marchés spéculatifs marquera le retour d’hostilités plus affirmées. En
attendant, les conflits, comme ceux d’aujourd’hui, seront civils et urbains,
nourris de la déliquescence des espaces publics et du désespoir des
surnuméraires de la mondialisation. Dans tous les cas, les guerres, comme la
misère, sont donc réservées à ceux qui hantent les banlieues et les
bidonvilles. Leurs seuls avantages seront leur nombre et de n’avoir plus à
perdre, justement, que leur misère.
Au xixe
siècle, les capitalismes industriels, en transformant la terre, le travail et
la monnaie en marchandises, ont condamné le monde à l’omnimarchandisation.
Au xxie siècle, le capitalisme généralisé et mondialisé consacrera cette omnimarchandisation
en globalisant les marchés de la terre, du travail et de la monnaie, rendant
caduque toute tentative de régulation des États démantelés. La nature, les
hommes et leurs moyens d’existence n’auront plus d’autre valeur que celle que
daigneront leur accorder les marchés mondiaux dominés par les firmes et les
banques transnationales. Pour les territoires soumis au pillage et les
populations déracinées, pour tous les francs CFA du futur, chaque
dévalorisation sera alors comme un séisme, imprévisible et ravageur, porteur de
pollutions définitives et d’incurables frustrations. Pendant ce temps, confinés
dans des ghettos surprotégés, quelques fortunés et privilégiés continueront à
jouir de leur confort aseptisé et de leur contentement immédiat.
Le
capitalisme mondialisé est totalitaire. Il dicte à chacun les termes de sa
survie, oriente la production des « subjectivités » selon ses besoins
et entretient la croyance en leur « subjectivité » des destins
personnels qu’il façonne. Répandant l’image d’un monde idyllique dans un monde
qu’il contribue à rendre invivable, il s’assure que la plupart préféreront, à
l’incertitude d’une insoumission s’engageant vers l’inconnu, une dépossession
de soi dans le sein oppressant mais rassurant de son pouvoir. Les élus seront
rares, et tous le devinent. C’est pourquoi la mondialisation est aussi celle de
l’impératif de la concurrence et de la sauvagerie de la concurrence :
chacun participe ainsi à la dépossession de tous. C’est pourquoi la
mondialisation est aussi celle de la corruption, et le devenir-monde de la
dépravation est un monde dépravé. C’est pourquoi, enfin, la mondialisation est
aussi celle de l’insécurité ; le monde qu’elle dessine est en peau de
léopard : quelques taches d’abondance sur un fond de misère, sans que
personne ne puisse se garantir d’être plus à l’abri ici que là.
Né du
compromis et de la compromission, le capitalisme mondialisé ne peut être
réformé. Si nul ne le détruit, il le fera lui-même en détruisant le monde.
JACQUES LUZI (Mondialisation de la misère (éditorial) Agone Numéro
16)
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