jeudi 21 décembre 2017

La vie des mots

                                               La tour de Babel - Peter Brueghel - 1563

"Ainsi, dans toute langue il y a des mots qui n'expriment pas exactement pour tous la même idée, n'éveillent pas en tous la même image, fait notable qui explique bien des mésintelligences et bien des erreurs. Nous touchons ici à un point capital de la vie du langage, les rapports des mots avec les images qu'ils évoquent. Le plus ordinairement, chez chacun de nous, les mots, désignant des faits sensibles, rappellent à coté de l'image générale de l'objet un ensemble d'images secondaires plus ou moins effacées, qui colorent l'image principale de couleurs propres, variables suivant les individus. Le hasard des circonstances, de l'éducation, des lectures, des voyages, des mille impressions qui forment le tissu de notre existence morale, a fait associer tels mots, tels ensembles d'expressions à telles images, à tels ensemble de sensations. De là tout un monde d'impressions vagues, de sensations sourdes, qui vit dans les profondeurs inconscientes de notre pensée, sorte de rêve obscur que chacun porte en soi. Or, les mots, interprètes grossiers de ce monde intime, n'en laissent paraître au-dehors qu'une partie infiniment petite, la plus apparente, la plus saisissable : et chacun de nous la reçoit à sa façon et lui donne à son tour les aspects variés, fugitifs, mobiles, que lui fournit le fonds même de son imagination." (La Vie des Mots - Arsène Darmesteter)

 A partir de cette remarquable analyse, formulée en 1887, il y a donc 130 ans, on ne peut qu'imaginer l'aggravation des circonstances dans un monde où règne sans partage la société du spectacle. Pas étonnant que le dialogue soit désormais réduit à une peau de chagrin ...




mardi 19 décembre 2017

CARNET DE CITATIONS : HISTOIRE/HISTORIOSOPHIE 18




« Les événements s'accéléraient et le paradoxe qui a sous-tendu les trois années de mes études à Pékin a pris un tour aigu : à mesure que j'étais devenu capable de lire les journaux et de m'entretenir avec les gens, la tension politique avait augmenté et progressivement rendu les échanges quasiment impossibles. La vie de tous était déterminée par d'obscures manœuvres à la tête du régime. » (Billeter)

« La philosophie de Marx est une philosophie de protestation ayant pour base une foi en l'homme, capable de se libérer et de réaliser ses potentialités. Cette foi de Marx existe dans la pensée occidentale depuis la fin du Moyen Age jusqu'au XIXème siècle et elle est fort peu répandue aujourd'hui. C'est pourquoi, aux yeux d'un grand nombre de lecteurs aveuglés par l'esprit de résignation contemporain, (...), la philosophie de Marx paraîtra utopiste et anachronique et, pour cette raison ou une autre, ils rejetteront cette foi dans les possibilités de l'homme et l'espoir qu'il puisse jamais devenir ce qu'il est en puissance. » (Fromm)

« Pourtant dans la phase de maturité de cette époque des sages, nous trouvons une raison formée, articulée, une logique non élémentaire, un développement théorétique de haut niveau. Ce qui a rendu tout cela possible c'est la dialectique. Il est évident que par ce terme nous ne désignons pas ce que nous, modernes, y comprenons : la dialectique est employée ici dans le sens originel et propre à ce terme, c'est à dire qu'elle désigne l'art de la discussion, d'une discussion réelle, entre deux personnes vivantes, et non pas le fruit d'une invention littéraire. Dans ce sens, la dialectique est un des phénomènes culminants de la culture grecque, et des plus originaux. » (Colli)

Berlin 1931
« Que faisait-il dans cette ville, dans ce jeu de construction pris de folie ? (...) Le naufrage de l'Europe, il pouvait aussi bien l'attendre dans sa ville natale. Il s'était imaginé que la Terre ne continuerait à tourner que tant qu'il garderait les yeux fixés sur elle. Ce besoin ridicule d'être présent ! (...) Mais lui se retrouvait - et de son fait, en plus - derrière la clôture, à observer tout cela en spectateur et à devoir acquitter ses mensualités de désespoir. » (Erich Kästner)

« On peut même se demander si le rapport qui lie le narrateur à sa matière - la vie humaine - n'est pas lui-même artisanal, si son rôle n'est pas justement d'élaborer de façon solide, utile et irremplaçable, le matériau des expériences : celle du narrateur et celle des autres hommes. » (Benjamin)

« (...) en ces temps anciens, où les pierres, dans les entrailles de la terre, et les planètes, au haut des cieux, se souciaient encore de la destinée humaine, et non point aujourd'hui, où, dans le ciel comme sous la terre, tout est devenu indifférent au sort des humains, où aucune voix, d'où qu'elle vienne, ne leur parle plus ni ne répond plus à leurs désirs. Les planètes autrefois inconnues ne jouent plus aucun rôle dans les horoscopes, et l'on a découvert aussi une foule de pierres, toutes mesurées et pesées, dont on connait exactement le poids spécifique et la densité, mais qui ne nous annoncent plus rien et ne nous sont d'aucune utilité. Le temps n'est plus où elles conversaient avec les hommes. » (Leskov)

« Mais nous voyons ici, de la manière la plus claire, que notre pauvreté en expérience n'est qu'un aspect de cette grande pauvreté qui a de nouveau trouvé un visage - un visage aussi net et distinct que celui du mendiant au Moyen Age. Que vaut tout notre patrimoine culturel, si nous n'y tenons pas, justement, par les liens de l'expérience ?
Avouons-le : cette pauvreté ne porte pas seulement sur nos expériences privées, mais aussi sur les expériences de l'humanité tout entière. Et c'est donc une nouvelle espèce de barbarie. » (Benjamin)