mardi 30 janvier 2024

Carnet de citations : Psychologie/Inconscient N° 18


 

La confiance, condition de l'agir, se métamorphose en défiance de tous envers tous et se cristallise ensuite en demande de "sécurité". (Lazzarato)

Ce n'est pas l'homme qui a le "souci" mais le souci qui possède l'homme. (…) Le souci dévalorise le présent et se greffe sur l'avenir qui n'est pas encore. (...) l'individu soucieux ne vit pas dans le présent mais dans l'avenir, et comme il nie ce qui est et anticipe ce qui n'est pas encore, sa vie se déroule dans le vide, c'est à dire l'inauthentique, en oscillant entre une "résolution" aveugle et une "attente" résignée. (Karel Kosic)

L’allergie au penser se satisfait ainsi du rapport prétendument direct à ses objets où elle croit voir le résultat immédiat d’une transformation qui n’est autre que l’illusion narcissique d’avoir agi sur le monde. (Sandrine Aumercier)

La psychiatrie, qui était une branche de la médecine majeure et indépendante, subit actuellement une crise violente qui en change la nature.
Elle devient le symptôme de la société, dans laquelle elle se dissout en fragments épars d’un corps (de métier) qui a perdu la vie : institutions fragmentées, liaisons incohérentes, initiatives qui s’ignorent, oubli de la nosographie, confusion des tâches et des rôles chez les soignants.
La psychiatrie avait pour mission de soigner les psychotiques qu’on appelait les fous, minorité cliniquement distincte de l’ensemble des gens « normaux » qui constituent la société.
Depuis quelques décennies, celle-ci devient tellement malade qu’après avoir tout espéré de la psychiatrie et l’avoir exténuée en la chargeant d’une mission sans commune mesure avec ses compétences, elle s’en détourne : suppression des internats de psychiatrie, du diplôme d’infirmier psychiatrique, fermeture des hôpitaux spécialisés. Les malades mentaux étant à présent des « malades comme les autres », la psychiatrie publique est devenue une spécialité médicale comme une autre, qui fait de la pharmacologie son arme majeure pour rendre au malade une sociabilité le destinant à la prise en charge de services sociaux éclatés, aux conditions de travail acrobatiques, et qui n’assurent plus la continuité que le défunt Secteur, désavoué de sa fonction faute de personnel en nombre approprié, avait pour principe d’assurer – tâche essentielle à la reconstruction du malade mental chronique…
(Claude Jeangirard)

Le politique, abordé dans ses fins, ne se limite pas en effet à l'ars politicum, stratégies et exercices laissés à la discrétion du "prince"", mais s'étend à l'ensemble des manifestations propres à l'organisation sociale. À ce titre, la psychanalyse s'avère politique, du fait de l'inscription du sujet et du sujet de l'inconscient dans l'espace de la polis et de ses configurations de pouvoir (...). Prendre acte de cette dimension irréductiblement politique implique, pour les psychanalystes, d'accompagner leur approche de la subjectivité directement d'une analyse des modes de gouvernance propre à un espace historico-social donné, et des effets que leur dispositif peut y susciter. (Thamy Ayouch)

L'existence humaine, cela va sans dire, consiste en la somme des relations sociales que les individus sont amenés à tisser dans la réalité du quotidien. Or, dans la mesure où elle distord l'une après l'autre toutes les relations qu'ils tentent de nouer, la focalisation exclusive sur ces formes d'extériorité modèle de façon inéluctable leur destin. (...) les façonne et les transforme pour en faire des êtres totalement étrangers à eux-mêmes. (Mita Minesuke)

Si l'homme n'est pas fou c'est qu'il n'est rien. Le problème c'est de savoir comment il soigne sa folie. Si vous n'êtes pas folle, comment voulez-vous que quelqu'un soit amoureux de vous ? Pas même vous, vous comprenez. Ce qui ne veut pas dire que si vous ne savez pas être folle alors on va vous foutre à l'hôpital psychiatrique, parce que les fous qu'on met dans les hôpitaux psychiatriques, c'est des types qui ratent leur folie. L'important de l'homme c'est de réussir sa folie. [...] C'est clair ça ? C'est le destin de la folie qui est l'essence de l'homme. (François Tosquelles)

jeudi 11 janvier 2024

Ambassade de Nicolas Machiavel auprès de César Borgia

 
Legation of Niccolò Machiavelli, Florentine citizen and secretary, in Imola to meet Cesare Borgia, Duke of Valentino, 1864 - Federico Faruffini
                                                                                                Tableau de Federico Faruffini - 1864
 
 
 Fin 1502, Nicolas Machiavel est envoyé en ambassade par la République de Florence auprès de César Borgia , le fils du pape Alexandre VI, que rien ne semble pouvoir à ce moment arrêter en ses entreprises de conquêtes territoriales. On trouvera ci-après des extraits de la correspondance que Machiavel adressa en cette occasion à la Seigneurie de Florence et à son organe de gouvernement, les Dix de Pouvoir, tout au long de son ambassade.
 
 

Instructions à Nicolas Machiavel du 5 octobre 1502

« Nicolas, Nous t’envoyons auprès de son Excellence le duc de Valentinois à Imola avec des lettres de créance ; tu t’y rendras à cheval au plus vite ,,, »

 

9 octobre 1502 à Imola

« Il me rappela au moment de me congédier, de rappeler à Vos Seigneuries que, si elles restent entre deux selles, elles perdront de toute manière ; que, si elles s’attachent à lui, elles ont des chances de triompher, »


16 octobre 1502 à Imola

« J’ai eu beau objecter la faiblesse de nos garnisons et les risques qu’il y avait à les déplacer, il a fallu à tout prix que je lui promette de vous écrire, de vous solliciter ; aussi l’ai-je fait en disjoignant cette requête de ma lettre officielle, pour que, sans faire bruit de ladite requête, vous puissiez, si vous la jugez recevable, lui donner discrètement suite : en vous bornant, vis-à-vis de Florence, à envoyer quelques détachements vers Borgo et Anghiari pour qu’ils s’y livrent aux parades et autres démonstrations requises, tout ou partie, que vous justifierez par le désir d’apaiser quelques craintes. »


17 octobre 1502 à Imola

« Là-dessus, je pris congé de Sa Seigneurie, et j’ai l’impression tant par le propos qu’il m’a tenus qu’à maintes expressions de lui qu’il serait trop long de rapporter, de l’avoir trouvé plus désireux encore que dans notre dernier entretien de toucher un sol ferme avec vos V.S. »

« Je n’ai plus rien à dire à vos V.S. hormis que si elles me demandaient mon opinion sur toute cette agitation, je répondrais praestita venia que je crois que tant que vivra le pape et que durera l’amitié du Roi (de France), le duc conservera la chance qui l’a favorisé jusqu’ici, car ceux qui ont fait mine de lui montrer les dents ne sont plus à même de mordre et le seront encore moins demain qu’aujourd’hui. »

23 octobre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir. 

« Moi, de l’autre coté je temporise, je tends l’oreille à tous les bruits, et j’attends mon heure. »

« V.S. sont donc au courant de tout ce que me dit ce Seigneur, et je ne vous en écris que la moitié ; elles considéreront maintenant celui qui parle, et elles jugeront selon leur sagesse habituelle. En ce qui concerne la situation de ce Seigneur depuis le jour où je suis arrivé ici, il ne doit d’être resté debout qu’à sa chance extraordinaire : celle-ci est fondée sur la certitude qu’il a eue d’être secouru en hommes par le Roi et en argent par le pape ; une autre chose qui ne lui a pas moins servi, ce sont les lenteurs de ses ennemis à l’affronter. »

« Ce Seigneur a donné ordre à Don Michele de se retirer avec tout ce qui lui reste de troupes à Pesaro, comme étant la place la plus suspecte ; il a laissé Fano au pouvoir de ses habitants, en tant que place la plus fidèle ; il a mis une bonne garnison à Rimini, place qui lui a donné, lui donne encore des inquiétudes ; il ne craint pas grand-chose de Cesena, Faënza ni Forli (…) Enfin pour faire tête aux mouvements possibles des Bolonais, il se tient en personne ici à Imola. »


27 octobre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir. 

« Je n’ai pas pu démêler autre chose de précis des conversations des gens d’ici et je ne crois pas pouvoir faire mieux, car le duc est le plus secret des hommes et il ne se confie qu’à peu de personnes. »

« En ce qui concerne l’accord éventuel, il est difficile de faire une prévision sans être informé des choses ; à bien peser les données de part et d’autre, on se trouve en présence : d’un côté, d’un homme entreprenant, servi par la fortune, protégé par le pape et par le Roi, plein de confiance, et qui se voit attaqué non-seulement pour un État qu’il voulait conquérir, mais dans un État conquis ; de l’autre, d’ennemis inquiets de leurs États, et qui, déjà ombrageux de la grandeur croissante du Prince avant de l’attaquer, le sont bien plus depuis qu’ils lui ont infligé cet outrage ; on n’entrevoit pas aisément comment un tel homme pourrait déposer son ressentiment ni les autres leur peur, ni par suite comment l’un ou l’autre des deux pourrait céder à l’adversaire tant ans les affaires de Bologne que dans celles du Roi. On parle bien d’une chance d’accord, mais d’une seule : celle qui se ferait aux dépens d’un tiers contre lequel ils s’uniraient ; loin d’user leurs forces ou leur prestige l’un contre l’autre, ils se renforceraient ainsi l’un l’autre. Et cela ne pourrait se réaliser que contre Florence ou Venise. (…) Vos Seigneuries sachant maintenant tous les bruits qui courent ici se prononceront mieux, elles qui sont plus sages et plus expérimentées, et je me borne à leur communiquer tout ce que j’apprends. »


29 octobre 1502 à Imola – À la seigneurie

« On parle d’une reconduction de tous les traités antérieurs de Giovanni Bentivoglio, des Vitelli et des Orsini avec le duc, lequel serait réintégré dans le duché d’Urbin. (…) Ce matin j’ai entrepris de parler à Agapito de cette réconciliation : il n’a fait qu’en rire et m’a dit que c’était un moyen de les amuser. Mes entretiens avec le duc m’ont toujours fait penser que c’était bien là le but auquel il tendait, en attendant d’être prêt, Par contre je ne puis arriver à croire que les autres ne soupçonnent rien de cela : j’en reste confondu. »


3 novembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir

« Vous ayant donné déjà tous les détails dont j’étais informé, je ne puis que me répéter : discours et pourparlers, tout annonce la paix ; préparatifs et dernières dispositions, tout présage la guerre. »

« Si vous lisez attentivement les articles de ce traité que je vous envoie, vous verrez qu’il sue la méfiance et le soupçon. Ajoutez-y l’impression qu’on en a ici, et il vous sera facile alors de prévoir dans votre sagesse ce qu’on peut en attendre. »


13 novembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir

« Nous avons affaire à un prince qui gouverne par lui-même ; pour ne pas s’exposer à mander des rêveries, il faut étudier le terrain. » « Paix ou guerre ? Je vous ai marqué qu’on parlait de l’une et qu’on préparait l’autre. »


28 novembre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir

« Le duc écoute tout, mais dans quelles vues ? C’est ce que l’on ignore, et ce qu’il serait fort difficile de percer avec certitude. Si l’on considère les faits en eux-mêmes, les propos du duc, ceux de ses principaux ministres, l’on ne peut en augurer que de sinistres présages pour les ligueurs. »

2 décembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir

« Sans compter les autres avantages que nous pouvons en espérer, celui dont nous devons tenir grand compte est de voir le duc commencer à mettre quelques bornes à ses convoitises et de sentir que tout ne doit pas céder à sa fortune. »


26 décembre 1502 à Caesana – Aux Dix de Pouvoir

« On a trouvé ce matin sur la place messire Ramiro (gouverneur général du duché d’Urbin), en deux tronçons ; il y est encore, et toute la population d’ici a eu le loisir de le voir ; on ne sait pas bien pourquoi il a été mis à mort, hormis que tel a été le bon plaisir du Prince qui montre ainsi à tous qu’il peut faire et défaire les hommes à son gré, selon qu’ils le méritent, »


31 décembre 1502 à Sinigaglia – Aux Dix de Pouvoir

« Je vous ai écrit avant-hier de Pesaro ce que j’apprenais de Sinigaglia ; je me suis rendu hier à Fano et ce matin même, Son Excellence est partie de bonne heure avec toute l’armée et est arrivée ici dans Sinigaglia où étaient rassemblés tous les Orsini et Vitellozo, lesquels, comme je vous l’ai écrit, lui avait conquis cette ville. Il sont allés au-devant de lui et, à peine entrés côte à côte dans ses murs, le duc s’est tourné vers ses gardes et les a faits prisonniers ; c’est ainsi qu’ils les a a tous pris, et on est encore en train de mettre la ville à sac ; nous sommes à la vingt-troisième heure. Je ne sais si je pourrai faire partir cette lettre, je n’ai personne à ma disposition. J’écrirai plus long par une autre, et à mon avis, ils ne seront pas vivants demain matin.


1er janvier 1503 à Conrinaldo – Aux Dix de Pouvoir

« À la deuxième heure de la nuit, le duc me fit quérir, et de l’air le plus tranquille du monde il se félicita auprès de moi de ce succès, me rappelant qu’il m’en avait parlé la veille, mais à mots couverts, comme c’est exact ; il ajouta quelques mots pleins de sagesse et extrêmement aimables à l’égard de notre cité, énumérant toutes les raisons qui lui rendent notre amitié désirable, pour vu que vous y répondiez ... »

« Par la suite, cette nuit, à la dixième heure, le duc a fait mettre à mort Vitellozzo et messire Oliverotto da Fermo ; les deux autres sont encore en vie (les Orsini), en attendant – suppose-t-on – qu’on sache si le pape a pu se saisir du cardinal (Orsini) et des autres qui se trouvaient à Rome. »


2 janvier 1503 à Conrinaldo – Aux Dix de Pouvoir

« Vous excuserez le retard possible de mes avis : les paysans se terrent, pas un soldat n’entend s’éloigner pour ne pas perdre sa part de rapines, et les gens de mon logis ne me lâchent pas d’un pas de peur d’être pillés ... »


6 janvier 1503 à Gualdo – Aux Dix de Pouvoir

« Je vous ai écrit hier de Sasso Ferrato et vous ai avisés des nouvelles de Castello, comme quoi la cité envoyait des ambassadeurs, et que son évêque et tous ses Vitelli avaient pris la fuite. Lesdits Ambassadeurs ont offert les clefs de la Ville et leurs félicitations, etc. Le duc a déclaré les accepter à titre de Gonfalonier de l’Église, Hier soir en outre, environ la quatrième heure de la nuit, il s’est présenté quelqu’un pour informer le duc que Gianpaolo Baglioni ainsi que les Orsini, les Vitelli, toutes leurs troupes et toutes celles qui s’étaient jointes à elles, avaient évacué Pérouse et avaient pris la direction de Sienne, et qu’à peine parties , le peuple de Pérouse s’était soulevé aux cris de : Duca ! Duca ! » 

« Le duc et ses troupes décampent d’ici demain pour marcher vers Scesi, et de là sur les terres de Sienne : il entend faire de cette ville un État à sa façon. »


8 janvier 1503 à Asciesi – Aux Dix de Pouvoir

« De toutes les affaires qu’avait à régler notre homme, il ne restait que l’affaire de Sienne, puisque Castello et Pérouse se sont rendues comme je vous l’avais écrit. (…) Ce soir, des Orateurs de Sienne sont arrivés ici et se sont longuement entretenus avec le duc. À ce que j’apprends, les pourparlers n’ont pas abouti. Si la question doit être réglée par les armes, V.S. se verront à coup sûr sollicitées par ce Seigneur de lui donner secours (…) mais je crois qu’ayant vu comment les choses se sont passées à Castello et à Pérouse, il juge qu’elles suivront le même cours à Sienne, ce qui le dispensera de vous devoir quelque chose. »


10 janvier 1503 à Torsiano – Aux Dix de Pouvoir

« Ce Seigneur m’a fait appeler aujourd’hui. Il m’a dit : « (…) Tu vois où j’en suis avec ces gens-là qui étaient nos ennemis communs : les uns sont morts, les autres captifs, le reste en fuite ou assiégés chez eux et, entre autres, Pandolfo Petrucci, qui doit être le dernier objet de notre entreprise et nous assurer la tranquillité commune : il est nécessaire de le chasser de Sienne, car avec le cerveau qu’il a, l’argent qu’il peut gratter, la place-forte qu’il occupe, il serait, dans le cas où il se maintiendrait debout, une étincelle capable de causer les plus grands incendies ; il nous faut donc au lieu de dormir sur nos lauriers, l’assaillir totis viribus ; je ne considère pas comme difficile de le bouter hors de Sienne, mais c’est entre mes mains que je voudrais l’avoir. Et c’est pourquoi le pape l’endort à force de brefs, lui démontrant qu’il se contenterait qu’il voulût bien ne regarder comme ses ennemis que les ennemis du Saint-Siège, etc., cependant que je pousse mes troupes en avant, car il est bon d’engeigner les maîtres en traîtrise. (…) Je suis décidé en effet, maintenant que j’ai privé mes ennemis de leurs armes, à les priver également de leur cerveau, lequel n’était autre chose que Pandolfo avec toutes ses ruses. »


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Extrait d’un Exorde au gouvernement de Florence écrit par Machiavel début 1503 :

« Il est des gens qui s’assagissent à voir le danger de certains voisinages ; vous, vous n’en devenez pas plus sages, vous ne voulez même pas avoir confiance en vous, ni reconnaître le temps par vous perdu, ni celui que vous perdez encore ; vous le pleurerez encore, mais en vain, si vous ne changez pas d’idée. Car, je vous le redis, la fortune ne change pas son cours où l’homme ne change pas de conduite. »

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samedi 23 décembre 2023

Carnet de citations - Poésie 7


 

« La poésie est à la fois le résultat de l'isolement et de la révolte. On me dit qu'il y a de beaux cris poétiques qui louent le monde. Mais c'est à première vue. Je pense qu'il ne s'agit là, au contraire, que de cris du cœur prêtant au monde ce que celui-ci lui refuse. Et c'est encore la révolte. »

(Ribemont-Dessaignes)


« Et toi oubliée, tes souvenirs ravagés par toutes les consternations de la mappemonde, échouée aux Caves Rouges de Pali-Kao, sans musique et sans géographie, ne parlant plus pour l'hacienda où les racines pensent à l'enfant et où le vin s'achève en fables de calendrier. Maintenant c'est joué. L'hacienda, tu ne la verras pas. Elle n'existe pas.
il faut construire l'hacienda. » (Chtcheglov)


« Quand viendra l'heure de marcher,
Beaucoup ne sauront pas
Que leur ennemi marche à leur tête.
Cette voix qui les commande
Est la voix de leur ennemi.
Celui qui parle, là, d'ennemi,
Est lui-même l'ennemi. »
(Poèmes de Svendborg - Brecht)


« Des écharpes de rails flottant au cou, les nomades entrèrent dans les bars du port. Sous des visières de brume et de fumée, des mains jouaient au poker. Les longues jambes de la durée frôlaient les respirations. Et la musique enrouée de la taille des femmes buvait la houle des demi-mots. Là, tout était prêt. La plus intime discordance effilochait les limites de la réserve dévoyée. Un vent, venu du nord le plus reculé, se leva dans l’œil des guetteurs et se mit à charrier, au fond des rues triangulaires, les parfums exotiques d'ici, d'ailleurs et de maintenant. » (Annie Le Brun)


« Feuillages minéraux breuvages ferments, nos nuits d'amour vous ressemblèrent. Les algues odorantes qui nous ombragèrent ont laissé sur nos fronts le reflet des méridiens rapides. La fuite des heures simula le vertige des hautes altitudes. » (Desnos)


« J'ai longtemps cru que j'avais grandi dans un faubourg de Buenos Aires, un faubourg aux rues hasardeuses, ouvertes sur de visibles couchants. » (Borges)


« Maintenant c'est une histoire d'obscurité stagnante
remplie par ceux que la peur maîtrise
avec une résignation terrible dans leur accroupissement »
(Marie Low)


«  Vous n'êtes pas encore totalement corrompus,
Vous n'êtes pas tous des maquereaux, des banquiers et des flics,
Vous pouvez toujours entrevoir la magie qui émerge de vos pâles horizons. »
(Marie Low)


« Hespaillier infatigable, je tirai les avirons plusieurs heures, sans que Faustroll parût découvrir l'abord enfin proche du château fuyant selon des mirages; après des rues étroites de maisons désertes espionnant notre venue par les yeux à facettes de compliqués miroirs, nous touchâmes de la fragilité sonore de notre proue l'escalier de bois ajouré du nomade édifice. » (Alfred Jarry)


Du chrysanthème automnal aux tons fins
Je prends la fleur de rosée envahie,
Pour qu'elle flotte où meurent les chagrins;
Je me sens loin; le monde, je l'oublie...
Rien qu'un cruchon ! Bien qu'on soit seul devant ,
Fini le bol ? le pot vers lui dévie...

(Tao Yuan-ming)

 


mardi 12 décembre 2023

LA DIALECTIQUE DU CONCRET de Karel Kosik - Extraits choisis 3


 

C’est seulement maintenant que nous disposons des prémisses nécessaires à une comparaison scientifique et à une analyse critique du Capital de Marx et de La phénoménologie de l’esprit de Hegel. Tous deux partent, dans la construction de leur œuvre, d’un même motif symbolique de pensée, très répandu dans l’atmosphère culturelle de leur temps. Ce motif – métaphore de la création littéraire, philosophique et scientifique – est l’« odyssée » : le sujet (individu, conscience individuelle, esprit ou collectivité) doit effectuer une pérégrination à travers le monde afin de connaître le monde et soi-même. 

 

La connaissance du sujet n’est possible que sur la base de l’activité du sujet lui-même dans le monde. Le sujet connaît le monde dans la mesure seulement où il y intervient activement ; il ne se connaît lui-même qu’en transformant le monde par son activité. Connaître le sujet revient à en connaître l’activité dans le monde. Le sujet qui revient à lui-même après avoir fait un voyage dans le monde est différent de celui qui va l’entreprendre.



Dans l’économie capitaliste, on assiste à une double permutation des individus et des choses : à une personnalisation des objets, et à une réification des personnes. Les objets sont dotés d’une volonté et d’une conscience, autrement dit : leur mouvement se réalise avec conscience et volonté, et les hommes sont les porteurs ou les exécutants de ce mouvement des choses.

(…) Si l’on examine et formule la loi interne du mouvement social – dont l’homme (homo œconomicus) est le simple support et le masque caractéristique - , on constate que cette réalité n’est qu’une apparence réelle. Si l’individu (homme) apparaît à première vue dans le rapport de production économique comme simple personnification du mouvement social des objets et si la conscience se manifeste comme exécutant (agent) de ce même mouvement, l’analyse dissipe par la suite cette apparence réelle et démontre que le mouvement social des choses n’est qu’une forme historique du rapport entre les hommes, tout comme la conscience réifiée n’est qu’une forme historique de la conscience humaine.


(L’être social) n’est pas une substance rigide ou dynamique, voire une entité transcendante qui existe indépendamment de la praxis objective, c’est le procès de production et de reproduction de la réalité sociale, c’est à dire la praxis historique de l’humanité et des formes de son objectivation.


Dans la sociologie du travail, la psychologie du travail, la théologie du travail, la physiologie du travail ou dans les analyses économiques du travail, on examine et définit, avec les concepts correspondants de la sociologie, de la psychologie, de l’économie, etc., des aspects déterminés du travail, alors que la question centrale : « qu’est-ce que le travail ? » est reçue comme allant de soi, comme une prémisse que l’on accueille sans aucune critique ni analyse préalable (et donc comme un préjugé non scientifique sur lequel on édifie toute l’investigation dite scientifique).

Le travail, dans son essence et sa généralité, ne se ramène pas à telle ou telle activité productive ou occupation de l’homme qui, en retour, exerce une influence sur sa psychologie, son habitus et sa pensée, c’est à dire sur des sphères particulières de l’être humain. Le travail est un procès qui imprègne tout l’être de l’homme, dont il constitue la spécificité. Il faut tout d’abord admettre que, dans le travail, quelque chose d’essentiel se produit pour l’homme et pour son être et qu’une connexion interne nécessaire s’établit entre la question « qu’est-ce que le travail ? » et « qu’est-ce que l’homme ? »

(…) Si le travail est faire ou procès dans lequel il se produit quelque chose pour l’homme, son être et le monde de l’homme, il est légitime que l’intérêt philosophique se concentre sur l’explication de la nature de ce « procès » ou de ce « faire » et s’attache à découvrir le secret de ce « quelque chose ». 


Le travail est un procès qui réalise une métamorphose ou médiation dialectique. Dans cette médiation dialectique, il se produit un équilibre des contradictions, qui ne sont plus antinomiques, l’unité des contradictions formant un procès ou s’y métamorphosant. La médiation dialectique est une métamorphose dont le résultat est une nouveauté ; elle est la genèse d’un élément qualitatif nouveau. Dans l’acte même de la médiation, où l’humain naît de l’animalité et le désir humain de l’instinct animal, s’élabore aussi la tridimensionnalité du temps humain : seule une créature qui surmonte par le travail le nihilisme de l’instinct animal, peut, dans l’acte même du refoulement découvrir l’avenir comme dimension de son être. Dans le travail et par son moyen, l’homme domine le temps (alors que l’animal en est dominé), car une créature capable de résister à la satisfaction immédiate de ses besoins et de les repousser « activement » fait du présent une fonction de l’avenir et tire les leçons du passé, c’est à dire découvre dans son action la tridimensionnalité du temps comme dimension de son être.


Le faire humain n’est pas divisé en deux sphères autonomes, qui seraient à la fois indépendantes et indifférentes l’une à l’autre, la première étant l’incarnation de la liberté et l’autre le champ d’action de la nécessité. La philosophie du travail, comme fait humain objectif , où se créent , en un procès nécessaire, les présuppositions réelles de la liberté, est donc aussi une philosophie du non-travail. 


Tant que nous recherchons le rapport entre le travail et structuration de la réalité sociale et humaine, nous ne découvrons rien d’économique dans le travail.

(…) Le travail en général est la présupposition du travail au sens économique, mais il ne s’identifie pas à lui. Le travail productif de richesse du capitalisme n’est pas du travail en général mais un travail bien déterminé, du travail abstrait-concret ou du travail de caractère double : cette forme seule appartient à l’économie. 


La désacralisation de la nature et sa représentation comme ensemble de forces mécaniques, soumises à la domination et à l’exploitation de l’homme, va de pair avec la désacralisation de l’homme, qui découvre qu’il est une créature que l’on peut former et modeler ou - traduit dans un langage correspondant – manipuler. C’est dans ce contexte seulement que l’on veut saisir la signification historique de Machiavel et la portée du Machiavélisme. Dans la naïve vision anecdotique (journalistique), la doctrine de Machiavel représente la quintessence des techniques du pouvoir de l’époque de la Renaissance et l’ensemble des directives d’une politique faite d’astuce et de traîtrise, de poison et de poignard. Or, Machiavel n’était pas un observateur empirique, ni un subtil commentateur de textes historiques élaborant et généralisant sur le papier la praxis courante des souverains de la Renaissance et les procédés traditionnels du monde romain. Il est entré dans l’histoire de la pensée avant tout comme analyste inflexible de la réalité humaine. Sa découverte fondamentale – correspondant à la science opérative de Bacon et à la conception moderne de la science – est le concept de l’homme comme être disponible et manipulable.

(…) La praxis se manifeste sous la forme historique de la manipulation et de la préoccupation ou – comme Marx le dira par la suite – sous la forme du sordide trafiquant. 


Le concept de praxis montre que la réalité sociale et humaine s’oppose à ce qui est donné ; c’est à dire qu’elle est élaboration et forme spécifique de l’être humain. La praxis est une sphère de l’être humain.


La praxis est l’unité active de l’homme et du monde, de la matière et de l’esprit, du sujet et de l’objet, du produit et du producteur, cette unité active se reproduisant historiquement, c’est à dire se renouvelant et se reconstituant constamment dans la pratique. La réalité humaine et sociale étant créé par la praxis, l’histoire apparaît comme procès pratique au cours duquel l’homme se distingue du non-humain ; l’humain et le non-humain ne sont jamais prédéterminés, mais se différencient dans l’histoire grâce à la pratique.


C’est seulement la dialectique du mouvement propre des choses qui transforme le futur, dévalorise le futur immédiat comme mensonge et unilatéralité et révèle comme vérité le futur médiat. (…) Mais d’où l’homme tire-t-il la connaissance de son futur immédiat pour laquelle il entame la lutte pour la reconnaissance ? La tridimensionnalité du temps, comme forme de sa propre existence, se manifeste à l’homme et se réalise dans le procès de l’objectivation, c’est à dire dans le travail.

La praxis embrasse donc – outre le travail – un moment existentiel : elle se manifeste dans l’activité objective de l’homme qui transforme la nature et imprime des significations humaines à la matière naturelle, aussi bien que dans la formation de la subjectivité humaine dans laquelle les moments essentiels comme l’angoisse, la nausée, la peur, la joie, le rire, l’espérance, etc., ne représentent pas des « expériences » passives, mais font partie intégrante de la lutte pour la reconnaissance, c’est à dire du procès de réalisation de la liberté humaine. Sans le moment existentiel, le travail cesserait de faire partie intégrante de la praxis.


La liberté ne peut pas naître du simple rapport objectif avec la nature. Ce qui, à certaines époques historiques, se manifeste comme « impersonnalité » et « objectivité » de la praxis et se trouve posé par la fausse conscience comme ce qu’il y a de plus pratique dans la praxis n’est au contraire que la praxis de la manipulation et de la préoccupation, c’est à dire la praxis fétichisée. Sans moment existentiel, c’est à dire sans lutte pour la reconnaissance, la praxis dégénère au niveau de la technique et de la manipulation.


La raison ne se crée dans l’histoire que parce que l’histoire n’est pas rationnellement prédéterminée, mais devient rationnelle. Dans l’histoire, la raison n’est pas raison providentielle de l’harmonie préétablie, ni triomphe du bien métaphysiquement prédéterminé, mais raison conflictuelle de la dialectique historique, la rationalité étant conquise de haute lutte et chaque phase historique de la raison se réalisant en conflit avec la déraison historique. Dans l’histoire, la raison devient dans la mesure même où elle se réalise. Il n’est pas dans l’histoire de raison toute prête à l’avance, supra-historique, qui se dévoilerait dans les événements historiques. La raison historique parvient à sa propre rationalité en se réalisant. 


La réalité n’est pas une réalité (authentique) sans l’homme, pas plus qu’elle n’est (seulement) la réalité de l’homme. Elle est réalité de la nature comme totalité absolue, indépendante non seulement de la conscience de l’homme, mais encore de son existence, en même temps qu’elle est réalité de l’homme qui crée, au sein de la nature et comme fraction de celle-ci, une réalité sociale et humaine, supérieure à la nature et définissant dans l’histoire sa place dans l’univers. L’homme ne vit pas dans deux sphères. Il n’habite pas pour une partie de son être dans l’histoire, et pour l’autre dans la nature. L’homme est toujours à la fois dans la nature et dans l’histoire.

En tant qu’être historique, c’est à dire social, il humanise la nature, mais il la connaît – et la reconnaît aussi – comme totalité absolue, comme causa sui se suffisant à elle-même, comme condition et présupposition de l’humanité. 

samedi 9 décembre 2023

LA DIALECTIQUE DU CONCRET de Karel Kosik - Extraits choisis 2

 

L’homme n’est pas réduit à une abstraction par la théorie, mais par la réalité elle-même. L’économie est un système et un déterminisme de rapports qui transforment sans cesse l’individu en « homme économique ». Dès que l’homme pénètre dans le règne économique, il se transforme. Dès qu’il noue des rapports économiques, il est impliqué – indépendamment de sa volonté et de sa conscience – dans un ensemble de connexions et de lois déterminées, où il accomplit ses fonctions d’homo oeconomicus. L’économie est en conséquence une sphère, dont la tendance est de changer l’homme en un être économique, car elle l’attire dans un mécanisme objectif, qui se soumet l’homme et se l’assimile.

L’homo oeconomicus n’est une fiction que si il est conçu comme une réalité existant indépendamment de l’ordre capitaliste. Comme élément du système, l’homo oeconomicus est une réalité. L’homme n’est pas défini en soi, mais en fonction du système. 


Dès lors que la réification du monde des choses et des rapports humains est la réalité, et que la science s’en préoccupe afin d’en découvrir les lois internes , la science elle-même tombe dans l’illusion et la réification, parce que, dans ce monde objectal, elle ne voit pas seulement un aspect déterminé et une étape historiquement transitoire de la réalité humaine mais la réalité humaine naturelle. 

Elle formule les lois immanentes de ce monde réifié comme étant celles du monde authentiquement humain, parce qu’elle ne connaît pas d’autre monde humain en dehors de cet univers humain aliéné. 


L’homme vit toujours au sein d’un système : en tant que partie intégrante de celui-ci, il est réduit à certains de ses aspects (fonctions) ou apparences (unilatérales ou réifiées). Mais, en même temps, l’homme est toujours au-dessus du système et – en tant qu’homme – il ne peut être réduit au système. L’existence de l’homme concret s’étend jusqu’à la sphère qui se trouve entre l’irréductibilité au système, ou sa possibilité de le surmonter, et son insertion de fait, ou sa fonction pratique, dans le système (des conditions et rapports historique). 


Chez Descartes, la raison est celle de l’individu isolé et émancipé, qui ne trouve la certitude du monde et de lui-même que dans sa conscience. Non seulement la science des temps modernes, de la raison raison rationaliste, est ancrée dans cette raison, mais celle-ci imprègne encore toute la réalité des temps modernes avec sa rationalisation et son irrationalisme. Les conséquences et la réalisation de la « raison autonome » démontrent qu’elle n’est pas indépendante, mais soumise à ses propres produits, qui, dans leur ensemble, sont déraisonnables et irrationnels. Il se produit ainsi un renversement qui fait perdre à la raison autonome son indépendance aussi bien que sa rationalité, de sorte qu’elle se manifeste comme quelque chose de dépendant et d’irrationnel, tandis que ses produits se présentent comme le centre de la raison et de l’autonomie. La raison n’a alors plus son siège dans l’homme individuel, mais hors de l’individu et de la raison individuelle.

L’irrationalité est devenu la raison de la société capitaliste moderne. 


La séparation des sciences de la nature de celles de la société, l’autonomie des méthodes fondées sur l’explication ou la compréhension, ainsi que la tendance périodique à donner un caractère naturaliste ou physicaliste aux phénomènes humains et sociaux ou à spiritualiser les phénomènes naturels, montrent à l’évidence la scission de la réalité : la domination de la raison rationaliste entraîne une pétrification de cette coupure. La réalité humaine se divise, pratiquement et théoriquement, en la sphère de la « raison », c’est à dire en un monde de la rationalisation, des moyens, de la technique, de l’efficacité, et en un domaine des valeurs et significations humaines, qui, paradoxalement, deviennent le champ de l’irrationnel. C’est dans cette division que se réalise de manière spécifique l’unité du monde capitaliste. 


La raison dialectique est un procès universel et nécessaire de la connaissance et de l’élaboration du réel ; elle ne laisse rien en dehors de sa sphère, du fait qu’elle est aussi bien la raison de la science et de la pensée que celle de la liberté et de la réalité humaines. La déraison de la raison, cette limitation historique de la pensée, provient de ce que le rationalisme n’admet pas que la négativité est son propre produit. La rationalité de la raison exige donc qu’elle reconnaisse la négativité comme le produit de la raison elle-même, celle-ci se sachant négativité en développement historique continu et son activité étant de poser et résoudre en toute conscience les contradictions.


Dans la mémoire humaine, le passé devient présent, le temporel étant surmonté. En effet, le passé n’est pas pour l’homme quelque chose d’inutile qu’il laisse derrière lui, mais quelque chose qui entre dans son présent de manière constitutive, comme nature humaine qui se crée et s’élabore.

Les étapes historiques du développement de l’humanité ne sont pas des formes creuses et dépourvues de vie, parce que l’humanité a atteint des formes de développement plus hautes, mais elles s’intègrent continuellement dans le présent grâce à l’activité (praxis) créatrice de l’humanité. Ce procès d’intégration est aussi critique et valorisation nouvelle du passé.


Le Capital a provoqué dès le début une grave confusion dans les rangs des interprètes, une chose seule étant claire : il ne s’agit pas d’un ouvrage économique au sens courant du terme, l’économie y étant conçue d’un point de vue particulier et en liaison étroite avec la sociologie, l’histoire et la philosophie. À en juger par l’histoire de ses interprétations, la problématique du rapport entre science (économie) et philosophie (dialectique) est primordial dans Le Capital. Le rapport entre économie et philosophie n’est pas simplement un thème qui caractérise certains aspects de l’ouvrage de Marx puisqu’il ouvre accès à l’essence et à la spécificité du Capital.


Si tout concept, quel qu’il soit, renferme toujours l’élément de la relativité, c’est qu’il est à la fois une étape historique de la connaissance humaine et un moment de son perfectionnement.


STRUCTURE DU CAPITAL

De la forme élémentaire de la richesse capitaliste et de l’analyse de ses éléments, l’analyse passe au mouvement réel de la marchandise et décrit le capitalisme comme un système créé par le mouvement d’un « sujet automatique » (valeur). Le système apparaît ainsi comme un ensemble qui se reproduit sans cesse à une échelle élargie, de l’exploitation du travail d’autrui, c’est à dire comme mécanisme de domination du travail mort sur le travail vivant, de la chose sur l’homme, du produit sur le producteur, du sujet mystifié sur le sujet réel, de l’objet sur le sujet. Le capitalisme est un système de la réification ou de l’aliénation totale, système dynamique, qui se gonfle cycliquement et se reproduit au milieu de catastrophes, les hommes y apparaissant sous le masque caractéristique de fonctionnaires ou d’agents de cette machine, c’est à dire comme ses parties ou éléments constitutifs.

La marchandise, qui se manifeste d’abord comme une chose extérieure et banale, exerce dans l’économie capitaliste la fonction de sujet mystifié et mystifiant, dont le mouvement réel crée le système capitaliste. Que le sujet réel de ce mouvement social soit la valeur ou la marchandise ; il n’en reste pas moins que les trois volumes théoriques du Capital retracent l’« odyssée » de ce sujet, c’est à dire décrivent la structure du monde capitaliste et la manière dont il est créé par son mouvement réel. 

dimanche 3 décembre 2023

La nouvelle raison du monde


 

La nouvelle raison du monde  

Essai sur la société néolibérale (2009/2010)

de Pierre Dardot et Christian Laval

 

Présentation :

« Il est devenu banal de dénoncer l'absurdité d'un marché omniscient, omnipotent et autorégulateur. Cet ouvrage montre cependant que ce chaos procède d'une rationalité dont l'action est souterraine, diffuse et globale. Cette rationalité, qui est la raison du capitalisme contemporain, est le néolibéralisme lui-même. Explorant sa genèse doctrinale et les circonstances politiques et économiques de son déploiement, les auteurs lèvent de nombreux malentendus : le néolibéralisme n'est ni un retour au libéralisme classique ni la restauration d'un capitalisme " pur ". Commettre ce contresens, c'est ne pas comprendre ce qu'il y a précisément de nouveau dans le néolibéralisme : loin de voir dans le marché une donnée naturelle qui limiterait l'action de l'État, il se fixe pour objectif de construire le marché et de faire de l'entreprise le modèle du gouvernement des sujets.
Par des voies multiples, le néolibéralisme s'est imposé comme la nouvelle raison du monde, qui fait de la concurrence la norme universelle des conduites et ne laisse intacte aucune sphère de l'existence humaine. »

 

Extraits choisis :


Mieux vaut dire que le capitalisme s'est réorganisé sur de nouvelles bases dont le ressort est la mise en œuvre de la concurrence généralisée, y compris dans l'ordre de la subjectivité.


L'État est désormais tenu de se regarder lui-même comme une entreprise, tant dans son fonctionnement interne que dans sa relation aux autres États. Ainsi, l'État, auquel il revient de construire le marché, a en même temps à se construire selon les normes du marché.


À la gouvernementalité néolibérale comme manière spécifique de conduire la conduite des autres, il faut donc opposer un double refus non moins spécifique : refus de se conduire vis-à-vis de soi-même comme entreprise de soi et refus de se conduire vis-à-vis des autres selon la norme de la concurrence. (...) L'invention de nouvelles formes de vie ne peut-être qu'une invention collective, due à la multiplication et à l'intensification des contre-conduites de coopération.


Il est frappant de constater à quel point la mise en question des droits sociaux est étroitement liée à la mise en question des fondements culturels et moraux, et pas seulement politiques, des démocraties libérales. Le cynisme, le mensonge, le mépris, le philistinisme, le relâchement du langage et des gestes, l'ignorance, l'arrogance de l'argent et la brutalité de la domination valent des titres à gouverner au nom de la seule "efficacité". Quand la performance est le seul critère d'une politique, qu'importe le respect des consciences, de la liberté de pensée et d'expression ...


La croyance selon laquelle la crise financière sonne d'elle-même la fin du capitalisme néolibéral est la pire des croyances. Elle fait peut-être plaisir à ceux qui pensent voir la réalité se porter au-devant de leurs désirs sans qu'ils aient à bouger le plus petit doigt. (...) Elle est au fond la forme de démission intellectuelle et politique la moins acceptable.  

Le capitalisme néolibéral ne tombera pas comme un "fruit mûr" du fait de ses contradictions internes. Il n'y a rien que des hommes qui agissent dans des conditions données et qui cherchent par leur action à s'ouvrir un avenir.


 

vendredi 1 décembre 2023

LA DIALECTIQUE DU CONCRET de Karel Kosik - Extraits choisis 1

 

« En opposition au monde du pseudo-concret, le monde de la réalité concrétise la vérité, celle-ci n'étant ni donnée ni déterminée à l'avance comme une copie achevée et invariable, qui se trouverait dans la conscience humaine. C'est au contraire un monde où la vérité devient. »


« La dialectique vise la « chose elle-même ». Mais celle-ci ne se manifeste pas directement à l’homme . Pour la saisir, il lui faut accomplir un effort et même un détour. C’est pourquoi la pensée dialectique distingue entre représentation et concept de la chose, et n’y voit pas seulement deux formes ou degré de la connaissance, mais encore et surtout deux qualités de la praxis humaine. »


« Il existe une différence fondamentale entre ceux qui considèrent la réalité comme totalité concrète, c'est à dire comme un ensemble structuré en évolution et en création, et ceux qui affirment que la connaissance humaine, peut atteindre, ou non, la totalité des aspects et des faits, c'est à dire l'ensemble des propriétés, choses, rapports et procès de la réalité. Dans ce dernier cas, la réalité est conçue en tant que somme de tous les faits. Comme la connaissance humaine ne peut jamais en principe embrasser tous les faits, ne serait-ce que parce qu'on peut toujours leur ajouter des faits et aspects nouveaux, on qualifie de mystique la thèse de la concréité ou de la totalité. En fait, totalité ne signifie aucunement somme de tous les faits. Elle signifie réalité comme ensemble structuré et dialectique dans lequel - ou à partir duquel - des faits quels qu'ils soient (groupe ou ensemble de faits) peuvent être compris rationnellement. Rassembler tous les faits n'est pas encore connaître la réalité, et tous les faits (réunis) ne constituent pas encore la totalité.
Les faits permettent une compréhension de la réalité, s'ils sont conçus comme faits d'une totalité dialectique, comme des parties structurant la totalité, et non comme des atomes immuables, indivisibles et irréductibles. »


« Le principe méthodologique de l'analyse dialectique de la réalité sociale est le point de vue de la totalité concrète. Cela signifie avant tout que chaque phénomène peut-être saisi comme élément d'un tout. Un phénomène sociale est un fait historique dans la mesure où il est examiné comme élément d'un tout déterminé, de sorte qu'il remplit une double tâche grâce à quoi seulement il devient vraiment un fait historique : d'une part se définir soi-même ; d'autre part, définir l'ensemble, en étant à la fois producteur et produit, à la fois déterminant et déterminé, à la fois révélateur et déchiffrement de lui-même, en apportant sa signification propre en même temps que celle d'autre chose.
Cette liaison réciproque et cette médiation de la partie et de la totalité signifient en même temps : les faits isolés sont des abstractions dissociées artificiellement de la totalité; ils n'acquièrent vérité et concréité qu'en étant insérés dans leur véritable ensemble. De même, l'ensemble dont les éléments composants ne sont pas différenciés ni déterminés ne serait qu'abstraction creuse. »


« Au fur et à mesure de sa progression, la connaissance dialectique de la réalité fait évoluer les concepts, car elle n'est pas systématisation de concepts qui procède par sommation et repose sur une base immuable et découverte une fois pour toute. (...). La compréhension dialectique de la réalité n'implique pas seulement que les parties et l'ensemble se trouvent en un rapport d’interaction et de connexion interne, mais encore que l'on ne peut pétrifier la réalité en une abstraction planant au-dessus des parties, car ce n'est que par l’interaction des parties que s'élabore la totalité. »

 

« Dans l’histoire de la pensée philosophique, on relève trois conceptions fondamentales de l’ensemble ou totalité, fondées sur une vision déterminée de la réalité et postulant un principe épistémologique propre :

1. La conception atomistique et rationaliste, de Descartes à Wittgenstein, qui considère la totalité comme somme des éléments et des faits les plus simples ;

2. La conception organiciste et organico-dynamique, qui formalise la totalité et souligne la priorité de la totalité sur les parties (Schelling, Spann) ;

3. La conception dialectique (Héraclite, Hegel, Marx) qui considère la réalité comme totalité structurée en développement et en création. (p.35)


La réalité sociale n’est pas considéré comme totalité concrète si, au sein de cette totalité, l’homme est perçu uniquement ou essentiellement comme objet, et qu’en conséquence on ne reconnaît pas, dans la praxis historico-objective de l’humanité, l’importance fondamentale de l’homme comme sujet.

La concréité ou la totalité de la réalité ne pose pas en premier la question de savoir si les faits sont entiers ou imparfaits, mais plus fondamentalement : Qu’est-ce que la réalité ? En ce qui concerne la réalité sociale, on peut répondre à cette question par une autre : Comment s’élabore la réalité sociale ? Poser ces questions sur ce qu’est la chose et sur la manière dont se crée la réalité, c’est partir d’une conception révolutionnaire de la société et de l’homme.(p.36)


La mystification et la fausse conscience des hommes par rapport aux événements du présent ou du passé font partie intégrante de l’histoire. C’est altérer l’histoire que de considérer la fausse conscience comme un phénomène secondaire ou contingent, voire de l’éliminer comme mensonge ou erreur sans rapport avec l’histoire. (p.38)


Si le quotidien est le « vernis » phénoménal de la réalité, on ne peut le dépasser en sautant d’un bond du quotidien à l’authentique, mais en abolissant dans la pratique la fétichisation du quotidien et de l’histoire, c’est à dire en détruisant effectivement la réalité réifiée tant dans son apparence que dans son essence réelle.

Nous avons montré que, si l’on sépare radicalement le quotidien du changement et de l’histoire, on en vient d‘une part à mystifier l’histoire, limitée à celle des grands de ce monde, d’autre part à vider le quotidien de tout contenu, à banaliser et à sanctifier la vie de tous les jours. Le quotidien séparé de l’histoire est vidé de son contenu et réduit à une immutabilité absurde, tandis que l’histoire détachée du quotidien se transforme en un colosse absurdement impuissant, qui fait irruption comme une catastrophe dans le quotidien sans réussir cependant à le changer, à en éliminer la banalité et à lui procurer un contenu. (p.56)