samedi 28 décembre 2024

Idéologie - Ideology

 

Sans-titre - Kandinsky

  Idéologie

On ne peut combattre le capitalisme par l’idéologie car le capitalisme est précisément l’idéologie réalisée, celle du libéralisme marchand qui par le biais de l’Économie politique a amalgamé toutes les idéologies. D’une certaine manière, le capitalisme est le triomphe de l’idéologie.

C’est ce à quoi l’on assiste avec ce que l’on appelle la Mondialisation : des régimes proposant initialement des formes idéologiques en apparence parfaitement contraires - citons pour illustration la Chine, les États-Unis, les monarchies pétrolières, l’Inde – se retrouvent dans un même système global produisant les mêmes effets. La grande force du capitalisme, c’est que par sa dynamique productiviste, sa forme spécifique de valorisation, sa logique concurrentielle, il a été en mesure de récupérer tout ce qui semblait lui être contraire et cela précisément en les réduisant à des idéologies qu’il a pu alors s’amalgamer.

Citons ici pour l’exemple et en vrac, les religions, le féminisme, l’écologie, la démocratie et tout aussi bien le fascisme. Voilà donc des formes d’expression très diversifiées dont aucune d’entre elles ne peut pourtant prétendre se tenir, en tant qu’idéologie, hors du capitalisme. Certains verront dans les guerres à répétition se produisant sur toute la surface de ce monde là une contradiction avec cette globalisation particulière mais il n’en est rien ; l’état de guerre permanent est tout au contraire intrinsèque à l’idéologie capitaliste, participe de sa continuité et de son renouvellement, de son tout changer pour ne rien changer.

En tant qu’idéologie réalisée et par son empire sur le monde et la société contemporaine, le capitalisme a tout intérêt en effet à vouloir faire oublier qu’il n’est lui-même qu’une forme d’idéologie qui a réussi à s’imposer jusqu’à pouvoir se faire passer pour un naturalisme de la société humaine. Tout ce qui ne veut pas prendre place dans son monde et prétend lui résister sera par contre qualifié par ses représentants de positionnement idéologique, voulant signifier par là et en leur vocabulaire particulier, une absence de réalisme. L’on voit bien à quelle sorte de réalisme il est fait, sous couvert, allusion : c’est que le capitalisme est aussi une théologie avec sa sacro-sainte croissance et son dieu unique, l’argent (In god we trust). Sauf à se réduire à un sectarisme condamné à l’insignifiance, on ne peut donc combattre le capitalisme par l’idéologie car celle-ci ne pourra lui être contraire qu’illusoirement.

On ne peut espérer vaincre un ennemi en se tenant sur son terrain et en se déplaçant à l’intérieur de ses catégories. On ne doit pas non plus se laisser piéger par son langage, par son inversion du sens des mots qui est presque devenue une norme des temps présent. Or vouloir se situer dans un cadre idéologique, c’est limiter notre champ d’intervention et les possibles qui s’ouvrent encore à nous, c’est se laisser circonscrire dans le récupérable, dans la représentation, dans le Spectacle.

C’est le destin de toutes les idéologies de finir par s’écrouler face à leurs contradictions internes et face à ce que celles-ci provoquent sur le terrain pratique et historiquement et il en est de même avec le capitalisme à l’écroulement duquel nous sommes bien en train d’assister ; avec toutefois une interrogation assez lancinante aux vues de l’état des choses : Cette idéologie totalitaire et aveugle à sa propre négativité comme toutes les idéologies, va-t-elle entraîner l’humanité dans sa perte ?

C’est donc bien un tout autre réalisme qui, face à cette situation d’extrême urgence, exige de nous extraire de tout enfermement idéologique qui n’aurait pour effet que de creuser les séparations entre tous ceux qui comprennent la nécessité de sortir au plus vite de ce monde là, conscients de l’enfer vers lequel il nous entraîne inexorablement.

Il faut donc comprendre que dépasser le capitalisme, vouloir vraiment en finir avec lui, c’est aussi dépasser l’idéologie. C’est bien ce que propose le projet communaliste en ouvrant par le pouvoir des assemblées de base, réunissant toutes les diversités, à la naissance d’une intelligence collective qui n’aura que faire des idéologies et qui travaillera tout au contraire à leur dépassement.

Il ne s’agira pourtant nullement de faire table rase du passé historique mais de retrouver tout au contraire tout ce qu’il y avait de vivant, de créatif et d’imaginatif à la source de bien des idéologies mais qui à vouloir se transformer en dogme, très souvent par le biais de logiques autoritaires, a fini par se retourner contre lui-même. C’est seulement à cette condition que le passé sera en mesure de nourrir le futur en prenant place ainsi dans cette intelligence collective que nous appelons de nos vœux.

Ideology

You can’t fight capitalism with ideology, because capitalism is precisely the ideology realized by market liberalism, which, through Political Economy, has amalgamated all ideologies. In a way, capitalism is the triumph of ideology.

This is what we’re witnessing with what is known as Globalization: regimes initially proposing ideological forms that appear perfectly opposed – let’s cite China, the United States, the oil monarchies and India as examples – find themselves in the same global system, producing the same effects. The great strength of capitalism is that, through its productivist dynamic, its specific form of valorization and its competitive logic, it has been able to recuperate everything that seemed to be contrary to it, precisely by reducing them to ideologies that it was then able to amalgamate.

By way of example, let’s mention religions, feminism, ecology, democracy and fascism. These are all highly diversified forms of expression, none of which can claim to be ideologically separate from capitalism. Some may see in the repeated wars occurring all over the world a contradiction with this particular globalization, but this is not the case. On the contrary, the permanent state of war is intrinsic to capitalist ideology, part of its continuity and renewal, of its changing everything in order to change nothing.

As a realized ideology, and by virtue of its empire over the world and contemporary society, capitalism has every interest in trying to make people forget that it is itself no more than a form of ideology that has succeeded in imposing itself to the point of being able to pass itself off as a naturalism of human society. On the other hand, anything that does not want to fit into its world and claims to resist it will be qualified by its representatives as ideological positioning, meaning by this, in their particular vocabulary, an absence of realism. It’s easy to see what kind of realism is being alluded to: capitalism is also a theology, with its sacrosanct growth and its only god, money (In god we trust). Unless we reduce ourselves to a sectarianism condemned to insignificance, we can’t fight capitalism with ideology, because ideology can only illusorily work against capitalism.

We cannot hope to defeat an enemy by standing on its ground and moving within its categories. Nor should we allow ourselves to be trapped by his language, by his inversion of the meaning of words, which has almost become a modern-day norm. However, to want to situate ourselves within an ideological framework is to limit our field of intervention and the possibilities still open to us, to allow ourselves to be circumscribed within the recoverable, within representation, within the Spectacle.

It’s the fate of all ideologies to eventually collapse in the face of their internal contradictions and what they provoke in practice and historically, and it’s the same with capitalism, whose collapse we’re now witnessing; but with a rather nagging question in view of the current state of affairs: Will this totalitarian ideology, blind to its own negativity like all ideologies, lead humanity to its doom?

In the face of this extremely urgent situation, it’s a completely different kind of realism that requires us to extricate ourselves from any ideological confinement that would only serve to deepen the divisions between all those who understand the need to get out of this world as quickly as possible, aware of the hell towards which it is inexorably dragging us.

We need to understand that overcoming capitalism, really wanting to do away with it, also means overcoming ideology. This is exactly what the communalist project proposes, by using the power of grassroots assemblies, bringing together all diversities, to give birth to a collective intelligence that will have no use for ideologies, and will instead work to overcome them.

This will in no way mean wiping the slate clean of the historical past; on the contrary, it will mean rediscovering all that was living, creative and imaginative at the source of many an ideology, but which, by seeking to transform itself into dogma, very often through authoritarian logic, has ended up turning against itself. Only then will the past be able to nurture the future, taking its place in the collective intelligence we so earnestly desire.

 

 

mercredi 23 octobre 2024

Contagion sociale – Guerre de classe et pandémie en Chine


 

Ce livre est très important. Pas seulement par ses contenus mais tout spécialement de par ses origines et ses auteurs. En effet, les membres du collectif Chuang, tout en étant chinois d’origine – nombre d’entre eux résidant bien en Chine en différentes provinces – déploient leurs activités à un niveau international. Ils se réclament d’ailleurs, on le remarquera, de cet internationalisme, dans le but assez évident de dépasser toute pose nationaliste ainsi que la sclérose de l’esprit que cela ne peut qu’entraîner.

Opposants résolus au régime chinois ainsi que plus généralement au capitalisme, ils se situent dans la réémergence d’une pensée communiste clairement anti-étatique qui les rapproche en bien des points de la pensée libertaire. On comprendra également qu’aux vues des logiques autoritaires et hyper-répressives politiquement qui sont la règle en Chine, ils doivent demeurer dans l’anonymat et conserver une grande discrétion sur leurs modes d’agissement, leurs lieux de résidence, etc.

Pour tout dire, cela fait déjà assez longtemps que l’on désespérait de voir la réémergence d’une pensée critique autonome de ce type en Chine ; la vision d’une toute-puissance du régime totalitaire de ce pays nous ayant laissé croire qu’il ne laissait plus aucune marge de manœuvre à une opposition effective – comme si la dystopie du 1984 de George Orwell y avait bel et bien pris place.

À travers sa propre existence mais également à travers la description de nombre de manifestations de la résistance des populations aux modes opératoires de la domination, l’on peut constater que c’est encore loin d’être le cas. Le contrôle absolu demeure encore un fantasme du pouvoir bureaucratique et policier qui fort heureusement trébuche sur nombre d’obstacles.

Le prétexte à cet ouvrage est une description de terrain des effets de l’épidémie de Covid-19 à Wuhan et dans le reste de la Chine plus généralement ; avec les réactions - souvent contradictoires - du gouvernement d’un côté, de la population chinoise de l’autre. À travers ce descriptif, on se rend compte que la présentation qui en fut faite par les médias occidentaux est assez éloignée de la manière dont les choses se sont réellement passées. Mais le plus intéressant en ce livre ne réside sans doute pas dans ce qu’il révèle de cet épisode particulier mais bien dans les analyses de fond concernant la Chine dans son ensemble et telle qu’elle existe aujourd’hui – analyses particulièrement pertinentes que l’on retrouve parsemées à travers tout l’ouvrage.

Quiconque est à la recherche d’une vision quelque peu globale de la situation politique, écologique, sociale, dans laquelle se retrouve notre petite planète à l’époque contemporaine, ne peut ignorer la Chine et son milliard et demi d’habitants. Ce qu’il en advient sera crucial pour le monde entier.

Or certains en sont encore à croire que la Chine serait un pays communiste.

Loin de ce ridicule égarement du savoir et de la conscience, Chuang nous fournit quelques éléments clés de compréhension dont nous donnerons ci-dessous un aperçu :


Nous nous attachons à comprendre le capitalisme réellement existant, en identifiant ses contradictions centrales et les luttes qui en découlent, et en indiquant du même coup les leviers à actionner et les limites à dépasser pour renverser ce monde et construire le prochain.(…)

Toute critique communiste cherchant à saisir le flot historique des événements et la structure actuelle du pouvoir à l’échelle mondiale doit se doter, en dernière instance, d’une orientation pratique – comme ensemble de moyens pour bâtir des liens internationaux entre celles et ceux engagés dans les luttes sur le terrain.


La trajectoire et les spécificités du capitalisme chinois ne peuvent être comprises qu’en relation avec les dynamiques plus large du capitalisme comme système social mondial, même si celles-ci conduisent vers de nouveaux sommets destructeurs. (…) La méthode d’investigation communiste ne saurait être réduite à une critique purement économique ou même à une forme d’enquête ouvrière radicale, mais doit au contraire proposer une compréhension élargie du capitalisme en tant que système social en expansion qui a transformé jusqu’aux coordonnées anthropologiques de la vie humaine et dévasté le substrat de la biosphère, menaçant dorénavant le système climatique de toute la planète. Dans le même temps et puisque nous insistons autant sur la tendance inhérente du système à l’effondrement permanent et à la restructuration – créant un possible dépassement via l’intensification des conflits de classe -, l’expérience subjective et les luttes qui émergent sont d’une importance cruciale.Après tout, le conflit de classes n’est pas une catégorie théorique creuse, muette, dans son abstraction. C’est au contraire une guerre sociale en cours, une cacophonie de voix dissonantes.


Le texte s’attarde, dans le même temps, sur la nature de l’État capitaliste et l’influence de la philosophie chinoise contemporaine sur l’exercice effectif de la gouvernance, Comme ailleurs, les résultats de cette enquête pointent, au-delà du cas chinois, l’évolution des techniques de domination de classe dans un monde toujours plus en proie à la stagnation et à la crise.


La vérité, cependant, est que l’agressivité même de la répression trahit une impuissance profonde de l’État chinois. Cette situation inédite (celle de la pandémie) nous offre un aperçu de la nature de cet État, et montre comment il développe des techniques nouvelles de contrôle social et de réponses aux crises, qui peuvent être employées même là ou l’appareil d’État le plus rudimentaire est rare ou inexistant. Une telle séquence offre, de plus, l’illustration plus significative encore (bien que plus spéculative) de la réaction possible de la classe dirigeante d’un pays donné face à une crise généralisée ou à une insurrection qui provoqueraient des pannes similaires au cœur des États les plus solides. (…) La mise en branle de la répression offre donc une étrange leçon pour celles et ceux qui ont en tête la révolution mondiale, puisqu’il s’agit essentiellement d’une répétition générale de la réaction de l’État.


L'État agit ici comme une sorte de stade suprême de l'idéologie. Il est la ligne de crête au-delà de laquelle nous n'avons d'autre choix que celui de voir en face la bête que nous appelons capitalisme. A ce stade, la règle est de parler de la contagion sans parler de ses origines, de parler de la société sans parler du social
(...) C'est le mythe de l'État sur lui-même, l'ultime réification qui masque le fait qu'il ne peut-être compris hors de sa fonction au sein du capitalisme - et que les États sont historiquement inséparables des questions de classe et de production. Les impératifs capitalistes sont les fondements de l'État, et les conflits naissent du fait que les processus de constitution et de décomposition des États coexistent au sein d'une économie mondiale unique.


Nous pouvons donc voir que le marché et l'État ne sont ni séparés ni opposés dans la société capitaliste. (...) Au cours des décennies de transition au capitalisme, l'État chinois n'a donc pas été remplacé par les mécanismes du marché, mais a plutôt été restructuré pour les soutenir. Les caractéristiques spécifiques contemporaines sont d'ailleurs une illustration particulièrement criante de cette théorie générale de l'État, car, en Chine, tout bureaucrate est en même temps un capitaliste, comme le sont presque tous les membres du Parti qui se sont élevés de ses échelons les plus bas. (…)

En d’autres termes, l’État chinois se présente comme l’administration directe de la société par la classe capitaliste organisée. Il a pour tâche la reproduction générale de la société et agit comme un mécanisme de la résolution des conflits internes entre capitalistes. Cela est vrai de tous les États, bien sûr, mais, ailleurs, l’illusion de la séparation demeure, prise en charge par une fraction bien particulière de la population, chargée du sale boulot qui consiste à jouer les représentants politiques, même lorsqu’elle sert directement les intérêts de ses mécènes capitalistes. En Chine, il n’y a pas de telle séparation. L’appareil d’État, supervisé par la classe capitaliste via la nomination directe aux différents postes de gouvernement et la surveillance indirectes des postes au sen du parti, se consacre à maintenir les conditions nécessaires à l’accumulation capitaliste.(…) et la prévention de tout risque d’instabilité sociale grâce aux armes de la police et des services sociaux.


L’urbanisation de la Chine a vu le démembrement de ce qui restait d’espaces véritablement habités et définis par des rapports sociaux d’intimité. Ils ont été détruits et remplacés par l’espace froid des interactions économiques aliénés, administrées par un État aseptisé et dénué de tout rôle de satisfaction des besoins humains, si ce n’est de manière accessoire, comme le ferait un algorithme au service d’un seul maître, le capital et ses impératifs inhumains. Ceci n’est en aucun cas un processus spécifique à la Chine : il définit l’urbanisation capitaliste partout dans le monde.


Nous espérons, avec ce bref exposé de leurs thèses, avoir démontré tout l’intérêt qu’il y a à s’intéresser aux activités de Chuang, collectif internationaliste qui ne semble pas vouloir s’arrêter en si bon chemin puisque est annoncé la parution d’un nouvel ouvrage « La transition de la Chine vers le capitalisme » (Éditions Entremonde) , présentant le cheminement historique de cette transition.

mardi 20 août 2024

Carnet de citations : Société N°41

À strictement parler, critiquer le positivisme, c'est se pencher sur "l'activité" scientifique. Ce n'est pas un hasard s'il s'est éloigné des préoccupations de l'humanité et s'il lui a été aussi facile de conclure un contrat de service avec ceux qui sont au pouvoir. (Walter Benjamin)


On sait malheureusement qu'il n'y a rien de plus contagieux que le délire et la folie. La vérité s'établit laborieusement par une argumentation raisonnée alors que (...) le délire se communique comme un bâillement, comme l'expression d'un visage ou une ambiance, comme une corde qui résonne en réponse à une autre. (...) Il est effrayant de voir à quel point le délire reste imprimé dans les mots, une fois qu'il les a frappés de son sceau. (J. G. Herder)


J'ai rêvé que je cheminais dans une venelle étroite ; mes vêtements et mes souliers étaient percés, j'avais l'air d'un mendiant. Un chien se mit à aboyer derrière moi. Je me retournai avec hauteur et le tançai rudement : "Assez ! Silence ! Vous autres chiens, vous ne savez que flagorner les puissants et brimer les humbles ! " "Hi ! Hi ! " rit-il, et il enchaîna : "Vous me flattez, mais vraiment sur ce chapitre, nous sommes loin d'égaler les humains. "

"Quoi ! ? " Je suffoquais de colère, trouvant ceci la dernière des insultes.

"Je confesse mon infériorité : je ne sais toujours pas distinguer le cuivre de l'argent, ni la toile du brocart ; je ne sais pas distinguer un bureaucrate de ses administrés, ni le maître de l'esclave, je ne sais pas..."

Je me sauvais à toute allure. (Lu Xun)


De toute façon, je déteste les hommages nécrologiques. C’est un genre aussi faux que les enterrements. La plupart du temps, banalités et mauvais goût y triomphent pour célébrer le moment où la singularité d’un être disparaît dans le lot commun. Prétend-on le déplorer, il se trouve toujours quelqu’un pour sacrifier à ce kitsch. Enfin, pour peu que les spécialistes s’en mêlent, ceux-ci se font un devoir d’ajouter la dose de contrevérités et d’approximations qui vont aussitôt être prises pour données objectives. (Annie Le Brun)


S'il manque aux démocraties libérales tout ce qui pourrait ressembler à l'agora athénienne, elles ne manquent certainement pas, en revanche, d'équivalents des cirques romains. (David Graeber)


Donc le problème n'est pas seulement la pollution de l'eau, de l'air ou des produits alimentaires, c'est aussi la pollution des esprits. (Xiaolong Qiu)


Il est assurément dommage que la société humaine rencontre de si brûlants problèmes au moment où il est devenu matériellement impossible de faire entendre la moindre objection au discours marchand ; au moment où la domination, justement parce qu'elle est abritée par le spectacle de toute réponse à ses décisions et justifications fragmentaires ou délirantes, croit qu'elle n'a plus besoin de penser ; et véritablement ne sait plus penser. Aussi ferme que soit le démocrate, ne préférerait-il pas qu'on lui ait choisi des maîtres plus intelligents ? (Guy Debord)


En fait, ce que nous appelons aujourd'hui "le marché" - fondé sur des institutions telles que la propriété privée, les monnaies nationales, les actes juridiques, les marchés du crédit - doit au contraire sa création à l'État et à ses pouvoirs coercitifs. Toutes ces institutions ont dû être mises en place et perpétuées par des politiques gouvernementales. Le marché était une création du gouvernement et l'est toujours resté. (David Graeber)


La question n'est pas de savoir si les gens sont "assez bons" pour un type de société particulier ; il s'agit plutôt de développer le type d'institutions sociales qui soient les plus propices à l'expansion des potentialités dont nous disposons en matière d'intelligence, de talent, de sociabilité et de liberté. (Paul Goodman)


On n'en finit jamais de commencer à comprendre. (Anonyme)


 

mercredi 19 juin 2024

Carnet de citations : Société N°40


 

Par "prolétaire", il n'y a rien d'autre à entendre, du point de vue de l'économie, que le travailleur salarié qui produit et valorise du "capital" et qu'on jette sur le pavé dès qu'il n'est plus indispensable pour les besoins de valorisation de "Monsieur Capital". (Karl Marx)

Notre danse aveugle n'a qu'un chorégraphe impersonnel, qui dicte ses pas par l'intermédiaire du marché. Le langage que nous parlons - avec lequel nous tentons de nous adresser aux autres, dans ce brouillard - est le langage de la valeur. Ce n'est pas la seule langue qu'on peut entendre, si on tend l'oreille, mais c'est la plus assourdissante. C'est celle de la communauté du capital. (Endnotes)

Pour le libéralisme, la révolte est une exigence et une nécessité dépassée, valable pour les époques d’hier, mais trop extrême, trop explosive pour le présent. La Rébellion a une valeur à titre mémoriel. Quand elle surgit, vivante – occupation d’un campus ou marche échevelée à travers les rues – elle doit être rapidement réprimée. Il y a, dans le libéralisme, une forme de capture spectaculaire qui ne fait que neutraliser la révolte en la transformant, toujours plus, en image, en histoire apprivoisée à exposer dans les galeries du pouvoir, en résistance réduite avec succès à l’état de chose du passé. L’imagination libérale célèbre la révolte comme représentation tout en travaillant activement à pacifier sa présence réelle. (Ian Alan Paul)

Il s'agit du développement, au cours des XVIe et XVIIe siècles de ce que C. B. Macpherson a été le premier a appeler "l'individualisme possessif", par quoi il entend que les gens ont commencé à se considérer toujours plus comme des êtres isolés qui ne définissent plus leur rapport au monde en termes de relations sociales, mais en termes de droits de propriété. (David Graeber)

(Pour les nouveaux gouvernants), les analyses intersectionnelles et la "théorie queer" sont des références générationnelles, mais ceux et celles qui y adhèrent le font évidemment par calcul politicien, car le "nouveau féminisme" est pour eux pain béni. Il relègue les inégalités sociales bien après les discriminations qui frappent les "minorités" ; il réclame pour les femmes une meilleure insertion dans la société existante ainsi que davantage de protection par l'État - et il balaie la hiérarchie entre les sexes en dynamitant les catégories "hommes" et "femmes", pour ramener la question sociale à une reconnaissance d'identités individuelles et de relations entre des "communautés choisies". (Vanina)

Toute société humaine, y compris son économie, est un sous-système de la planète Terre. Elle vit des flux de matières dans ce système d’ordre supérieur, de sa capacité à mettre à disposition de l’eau, de l’air respirable, de la nourriture, des minéraux et des conditions météorologiques relativement stables. La Terre peut très bien se débrouiller sans sociétés ni économies humaines, mais ces sociétés et ces économies ne peuvent pas un instant exister sans le système vivant ultracomplexe qu’est la Terre. Si le système d’ordre supérieur s’effondre, le sous-système périt aussi. Pour cette simple raison, l’idée que l’économie et la technique humaines puissent dominer la nature est aberrante. Un sous-système ne peut jamais prendre le contrôle du système d’ordre supérieur dont il dépend. (Fabian Scheidler)

Avant le capitalisme, partout dans le monde, grâce à un accès quotidien à la terre, aux outils ou à d'autres ressources, les gens produisaient à la fois des biens qu'ils consommaient eux-mêmes et ceux qui étaient accaparés par des seigneurs ou des maîtres de toutes sortes. Selon de telles modalités, l'échange monétaire ne pouvait représenter qu'une fraction réduite de la vie économique. Il a fallu un processus pluriséculaire durant lequel, en Europe, les producteurs agricoles - la grande majorité de la population, ayant divers droits et devoirs traditionnels d'utilisation de la terre et d'autres moyens de production - furent soit expulsés de leur terre, soit transformés en locataires payant des loyers, pour que soient jetées les bases de l'émergence de l'économie commerciale. La production de subsistance a, de plus en plus, fait place à la production de matières premières que les fabricants, qui employaient les gens nouvellement sans terre comme main-d’œuvre salariée, transformaient en produits commercialisables. (Paul Mattick Jr.)

Pour résister à la catastrophe en cours, la pensée doit inventer, se confronter à des formes de vie qu’elle connaît mal, à des cosmologies qu’elle n’avait jusqu’à présent jamais prises au sérieux. Et, assurément, il n’existe nul horizon univoque si ce n’est de soigner le monde et de donner à nouveau des raisons de croire en lui. La pensée n’est ni donnée à l’avance, ni condamnée à l’impasse. Elle est à trouver. C’est une pensée qui travaille à imaginer d’autres prémices, à tracer des voies qui échappent aux normativités dominantes, à construire des images du monde qui aient une valeur opérationnelle. (Romain Huet)

samedi 23 mars 2024

Carnet de citations : Psychologie/Inconscient N°19

Pourquoi parler, pourquoi employer dans l'acte de la parole les formes de la communication et du langage, sinon pour sortir d'un malaise, c'est-à-dire des intentions cachées ou avérées, défis et défiances, de sorte que l'acte de comprendre émerge d'une incompréhension, d'ailleurs jamais complètement exterminée ? Le dialogue vivant éclaircit un malentendu, sans lequel il n'y aurait d'ailleurs rien à dire, et qui fournit la "matière" (à la fois "matériau, émotions cachées, opinions mal révélées, symboles - et "matériel", mode d'emploi des mots, intentions, opérateurs intellectuels, démarches visibles, comportements manifestés) sur laquelle travaillent les sujets en situation de dialogue ? Où gît et se cache la racine du malentendu qui rend le dialogue à la fois indispensable et difficile, possible et souvent voué à l'échec ? Dans le langage d'abord, dans les mots employés et la façon de les employer, dans les symboles utilisés et les intentions utilisatrices. Et aussi dans les systèmes de référence, généralement peu explicités. (Lefebvre)

La souffrance, en tant qu'elle a une cause sociale, met d'autant plus en cause la domination qu'elle en expose l'arbitraire de manière flagrante et en pointe l'irrationalité. Elle est la preuve vécue que ce que l'on fait passer pour une organisation rationnelle de la société, fondée sur les lois immuables de l'économie, relève en réalité d'une irrationalité mythique que rien ne peut justifier en dernière instance. (Adorno)

Ce qu'il faut d'abord c'est instaurer l'action : les activités qui viennent rompre la rigidité artificielle des établissements classiques. D'autant plus que nous savons que dans et par cette structure classique des établissements, ce qu'on instaure c'est le silence à tous les niveaux, notamment en créant et facilitant de fragiles refuges dans le silence, dans le symptôme ou plutôt dans le silence des symptômes où les malades s'abritent sinon avec complaisance, du moins avec une attitude de compromission, si ce n'est pas avec une attitude de démission. (Tosquelles)

Témoigner du caractère radicalement humain des difficultés où les malades se trouvent pris, et surpris, et qui entraînent ainsi toute une succession d'exclusions des groupes sociaux auxquels ils appartiennent constitue peut-être une tâche "hygiénique" préalable, indispensable à tout traitement et à toute prévention de la folie.
Les hommes sains d'esprit, ou qui se croient tels, ne sont pas radicalement différents des malades. Ils utilisent aussi leurs mécanismes psychiques et les situations sociales pour essayer de s'en sortir le mieux possible. Ce qui se passe c'est que le plus souvent ces "sains d'esprit" ont encore plus peur que les autres de ces problématiques et qu'ils refusent d'en savoir quoi que ce soit. (Tosquelles)

Ceux qui avaient déjà choisi comme refuge l’enceinte de leur maison se sont retrouvés à assister à la célébration planétaire de leur credo. Le récit d’un danger qui plane au-dehors – alors qu’entre les quatre murs, « entre nous », on est en sécurité – a recueilli de nouveaux auditeurs. La claustrophilie est liée au plus-maternel : dans les deux cas, la maison est plus aimée que le social, le fermé plus que l’ouvert, le dedans plus que le dehors, les murs protecteurs plutôt que la curiosité à l’égard de ce qui est nouveau et différent. Plus-maternel et claustrophilie ont dicté l’agenda du monde pandémique. Alors que je m’apprêtais justement à écrire ce livre sur les effets mortels du plus-maternel par rapport à la polis, mettant en lumière sa menace sur l’humanisation future, on décrète la fermeture de la ville comme principale défense salvatrice ! Par plus-maternel, il faut entendre la forme sous laquelle une relation symbiotique, fusionnelle, se substitue à la fonction symbolique du soin : le cocooning sans fin et le contrôle féroce – les deux vont ensemble – à la place de la promotion de l’indépendance des enfants. (Laura Pigozzi)

Les us et coutumes d’une société sont tout aussi lisibles que peuvent l’être les symptômes d’un sujet : ils expriment le niveau d’humanité atteint et ses possibilités de transformation, qu’il s’agisse de l’individu ou du collectif. (Laura Pigozzi)


 

Carnet de citations : Société N°39

 

Cette invraisemblable inconscience ne faisait que refléter le progressisme le plus débridé, qui veut croire que tout ira mieux à l'avenir en s'aveuglant volontairement sur les origines du saccage du présent. (Bertrand Louart)

Les écologistes propagandistes de solutions qui permettraient à la fois de régénérer la croissance du capital tout en résolvant le problème des dégâts écologiques que cette croissance n'a cessé de développer ne sont que des bonimenteurs, disons même des charlatans. (Tom Thomas)

L'économie mondiale est l'expression la plus efficace du crime organisé. Les organismes internationaux qui contrôlent la monnaie, le commerce et le crédit pratiquent le terrorisme contre les pays pauvres, et contre les pauvres de tous les pays, avec une froideur professionnelle et une impunité qui humilierait le meilleur des poseurs de bombes. (Eduardo Galeano)

Le développement de la production capitaliste est ainsi un processus d’universalisation et d’abstraction, pour lequel toute chose particulière et concrète n’est que moyen. Ainsi l’industrie produit des marchandises particulières en masse, mais ces marchandises doivent être périmées le plus vite possible pour imposer une nouvelle production et un nouvel achat : c’est l’obsolescence programmée. Il y a ainsi une baisse tendancielle de la valeur d’usage. Toute marchandise est destinée à devenir déchet : la production ne s’achève pas dans la consommation mais dans la pollution. (Jean Viouliac)

On condamne le criminel, et non la machine qui le fabrique, tout comme on condamne le drogué, et non le mode de vie qui créé la nécessité du soulagement chimique et de son illusion de fuite. Ainsi exonère-t-on de sa responsabilité un ordre social qui jette toujours plus de gens dans les rues et les prisons, et qui génère toujours plus de désespoir. (...) Mais les discours officiels invoquent la loi comme si elle régissait tout le monde, et pas uniquement les malheureux qui ne peuvent y échapper. Les délinquants pauvres sont les méchants du film ; les délinquants riches écrivent le scénario et dirigent les acteurs. ( Eduardo Galeano )

Malgré la complexité de ses résultats, le capital n'a qu'une seule condition préalable : les gens doivent être privés d'accès direct aux biens qu'ils jugent nécessaires à leur vie, et contraints ainsi de les obtenir par la médiation du marché. (Endnotes)

Dès lors que le socle anciennement commun de la raison a été suffisamment dynamité sous les effets conjugués et complémentaires du poing droit du néo-libéralisme et du poing gauche de la postmodernité – qui sont d’abord, chacun dans leur domaine, des entreprises lucratives de destruction du langage –, ce qui reste et prolifère c’est la perte de tout sens logique dans l’énoncé du signifiant, l’éradication de toute pensée critique fondée sur des connaissances stables et le règne infini de la confusion. (Freddy Gomez)

Les analyses intersectionnelles ont renforcé et justifié l’atomisation des individus que recherche le capitalisme, parce que cette atomisation prive les individus d’une conscience collective susceptible de se transformer en force de contestation. (Vanina)

De même qu'aucune nouveauté ne vient au monde en une seule fois, aucune utopie ne peut être réalisée d'emblée ; le rationnel étant séparé du réel, l'un et l'autre doivent s'attirer mutuellement et se rapprocher toujours davantage dans une réconciliation imparfaite, jusqu'à leur coïncidence organique finale. Mais il ne faut pas se figurer que l'un puisse rejoindre l'autre d'un mouvement unilatéral.
La beauté de la vie, son perfectionnement et la réintégration de la nature étaient notre première exigence ; la seconde exigence que nous formulons pour l'avenir porte sur la vérité de la vie et la solution véritable des contradictions sociales au sein de la réalité. (Cieszkowski)

 



 

mardi 30 janvier 2024

Carnet de citations : Psychologie/Inconscient N° 18


 

La confiance, condition de l'agir, se métamorphose en défiance de tous envers tous et se cristallise ensuite en demande de "sécurité". (Lazzarato)

Ce n'est pas l'homme qui a le "souci" mais le souci qui possède l'homme. (…) Le souci dévalorise le présent et se greffe sur l'avenir qui n'est pas encore. (...) l'individu soucieux ne vit pas dans le présent mais dans l'avenir, et comme il nie ce qui est et anticipe ce qui n'est pas encore, sa vie se déroule dans le vide, c'est à dire l'inauthentique, en oscillant entre une "résolution" aveugle et une "attente" résignée. (Karel Kosic)

L’allergie au penser se satisfait ainsi du rapport prétendument direct à ses objets où elle croit voir le résultat immédiat d’une transformation qui n’est autre que l’illusion narcissique d’avoir agi sur le monde. (Sandrine Aumercier)

La psychiatrie, qui était une branche de la médecine majeure et indépendante, subit actuellement une crise violente qui en change la nature.
Elle devient le symptôme de la société, dans laquelle elle se dissout en fragments épars d’un corps (de métier) qui a perdu la vie : institutions fragmentées, liaisons incohérentes, initiatives qui s’ignorent, oubli de la nosographie, confusion des tâches et des rôles chez les soignants.
La psychiatrie avait pour mission de soigner les psychotiques qu’on appelait les fous, minorité cliniquement distincte de l’ensemble des gens « normaux » qui constituent la société.
Depuis quelques décennies, celle-ci devient tellement malade qu’après avoir tout espéré de la psychiatrie et l’avoir exténuée en la chargeant d’une mission sans commune mesure avec ses compétences, elle s’en détourne : suppression des internats de psychiatrie, du diplôme d’infirmier psychiatrique, fermeture des hôpitaux spécialisés. Les malades mentaux étant à présent des « malades comme les autres », la psychiatrie publique est devenue une spécialité médicale comme une autre, qui fait de la pharmacologie son arme majeure pour rendre au malade une sociabilité le destinant à la prise en charge de services sociaux éclatés, aux conditions de travail acrobatiques, et qui n’assurent plus la continuité que le défunt Secteur, désavoué de sa fonction faute de personnel en nombre approprié, avait pour principe d’assurer – tâche essentielle à la reconstruction du malade mental chronique…
(Claude Jeangirard)

Le politique, abordé dans ses fins, ne se limite pas en effet à l'ars politicum, stratégies et exercices laissés à la discrétion du "prince"", mais s'étend à l'ensemble des manifestations propres à l'organisation sociale. À ce titre, la psychanalyse s'avère politique, du fait de l'inscription du sujet et du sujet de l'inconscient dans l'espace de la polis et de ses configurations de pouvoir (...). Prendre acte de cette dimension irréductiblement politique implique, pour les psychanalystes, d'accompagner leur approche de la subjectivité directement d'une analyse des modes de gouvernance propre à un espace historico-social donné, et des effets que leur dispositif peut y susciter. (Thamy Ayouch)

L'existence humaine, cela va sans dire, consiste en la somme des relations sociales que les individus sont amenés à tisser dans la réalité du quotidien. Or, dans la mesure où elle distord l'une après l'autre toutes les relations qu'ils tentent de nouer, la focalisation exclusive sur ces formes d'extériorité modèle de façon inéluctable leur destin. (...) les façonne et les transforme pour en faire des êtres totalement étrangers à eux-mêmes. (Mita Minesuke)

Si l'homme n'est pas fou c'est qu'il n'est rien. Le problème c'est de savoir comment il soigne sa folie. Si vous n'êtes pas folle, comment voulez-vous que quelqu'un soit amoureux de vous ? Pas même vous, vous comprenez. Ce qui ne veut pas dire que si vous ne savez pas être folle alors on va vous foutre à l'hôpital psychiatrique, parce que les fous qu'on met dans les hôpitaux psychiatriques, c'est des types qui ratent leur folie. L'important de l'homme c'est de réussir sa folie. [...] C'est clair ça ? C'est le destin de la folie qui est l'essence de l'homme. (François Tosquelles)