vendredi 18 novembre 2016

CARNET DE CITATIONS Société 18

 
 

« Disons donc que, si toutes choses deviennent naturelles à l’homme lorsqu’il s’y habitue, seul reste dans sa nature celui qui ne désire que les choses simples et non altérées. Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude. » (La Boétie)

« Définir positivement la santé mentale produit une norme sociale de perfection de l'individu. L'expérience quotidienne montre qu'un tel individu bénéficiant d'un "état de complet bien-être" n'existe pas. Et, c'est précisément sur notre incomplétude que se fonde notre existence. C'est ce qui nous pousse à nous humaniser, à aller vers l'autre (l'amour, l'amitié ...), à inventer et à créer. » (Bellahsen)

« Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait ! » (Rimbaud)

« Mais les pires ennemis du peuple ne sortent-ils pas du peuple ? La bourgeoisie, depuis qu'elle règne, n'a-t-elle pas recruté ses soutiens parmi les prolétaires ? Le capitalisme survivrait-il un seul jour à la défection de la police, de la garde mobile, de l'armée de métier, toutes issues de la plèbe ? » (Fauxbras)

« Le premier effet de la pauvreté, c'est qu'il tue la pensée. Il comprit soudainement, comme si c'était une nouvelle découverte, qu'on n'échappe pas à l'argent en n'en ayant pas ... » (Orwell)

« Voilà un monde chancelant qui fuit, fiancé aux grelots de la gamme infernale. » (Tzara)

« Sébastien Brant, de Strasbourg - Il avait déjà collaboré à Bâle avec le jeune maître Albert Durer dont il présenta ainsi les bois gravés qui ornaient sa satire "La Nef des fous" :
"Nombreux sont les fous
Dont j'ai fait ici le portrait.
Si quelqu'un dédaigne l'écriture
Ou ne sait pas lire,
Qu'il se regarde dans les dessins,
Il trouvera bien ce qu'il est." »  (Pianzola)

« Il n'y a plus en France de cloison étanche entre la haute finance privée et la haute finance publique. Toutes deux sont peuplées par les mêmes personnes. (...) On ne compte plus les directeurs et autres personnels du Trésor, de droite comme de gauche, qui sont passés à la banque privée. (...) Cette consanguinité de l'administration et de la banque permet de comprendre la logique interne qui commande la "politique unique" suivie par tous les gouvernements à l'égard de la concentration des banques ou des rémunérations des PDG. Du coup on saisit mieux ce qui, au cœur de l'appareil d’État, interdit toute lutte sérieuse contre la financiarisation de l'économie considérée comme une donnée naturelle incontournable. » (Dardot)

« C'est dans le même esprit que les patrons des trois plus grands hebdomadaires français, qui toute l'année faisaient mine de s'empailler sut les tréteaux comme des marionnettes batailleuses, passaient tous leurs Nouvel Ans à festoyer ensemble. (...) La proximité entre tous ces personnages, lorsqu'elle vous était révélée, donnait le sentiment puissant que la presse, sous son apparence de diversité, n'était qu'une nappe phréatique de certitudes communes, d'intérêts puissamment liés, de visions en réalité semblables, qui prenaient le soin de se partager en différents fleuves dans les kiosques, seulement pour les besoins du commerce, et l'amusement de la galerie. » (Lancelin)

mercredi 9 novembre 2016

Memoria de España

  
Il faut une certaine détermination pour parcourir les 850 pages de cet ouvrage avec quelque attention; le sujet est en effet d’une indéniable âpreté et la longue énumération des actes de cette terrifiante barbarie à l’œuvre est un peu dure à digérer. J’ai donc pris mon temps pour cette lecture, l’entrecoupant d’autres lectures plus agréables et plus facilement digestibles par la grâce desquelles j’ai pu parvenir à sa fin.

L’honorable Paul Preston, docteur en histoire à l’université d’Oxford, s’est fixé la tâche méritoire de présenter le panorama le plus complet possible des innombrables exactions consécutives au coup d’état militaire perpétré par les phalangistes en 1936 qui aboutit à la dictature franquiste laquelle, rappelons-le, se maintiendra jusqu’en 1975.

Le titre présente en lui-même une certaine ambivalence. Peut-on parler de «guerre d’extermination» quand il apparait, dans ce livre même, que l’extermination est la visée préalable d’un seul des camps concernés. L’extermination est le fait des logiques totalitaires. Ici le camp fasciste soutenu par la grande majorité du clergé catholique, les grands propriétaires terriens, la grande bourgeoisie ainsi que par l’armée qui est pour l’essentiel une armée coloniale qui s’est déjà illustrée par de nombreux massacres de masse au Maroc.

Dès les débuts de la République en 1931, il apparait clairement que tous ces gens-là ne comptent nullement renoncer à aucun de leurs privilèges et sont prêts à tout pour saboter les processus démocratiques. Pour eux le peuple est fait pour servir, obéir, et ne doit disposer d’aucun droit. C’est sur cette base idéologique prétendant s’appuyer sur le catholicisme et se considérant donc comme sacré, et sur le fantasme récurrent d’une « pureté » nationale, que cette oligarchie va développer sa logique d’extermination de tout ce qui s’oppose à elle et à ses prétentions. Pour justifier cette politique d’annihilation, la junte va s’inventer une théorie du complot : complot « judéo-maçonnique-bolchevique » (contubernio) comme il se doit. La presse d’extrême droite lui en fournissant la matière en diffusant massivement des traductions espagnoles de l’absurde « Protocoles des Sages de Sion » dont tout le monde sait qu’il s’agit d’un faux qui fut fabriqué par l'Okhrana (la police secrète de l'Empire russe) en 1901. L’ouvrage inspira également le Mein Kampf de Hitler, la paranoïa se préoccupant peu de vérité.

L’extermination ne peut naître que d’un projet concerté qui cherche à se justifier idéologiquement dans son intention génocidaire : l’ennemi est conçu comme un bloc nuisible à l’intérieur duquel toute réalité individuelle est niée. On ne combat plus, on extermine des êtres à qui l’on refuse toute humanité et que l’on veut faire disparaître. Cela est le fait totalitaire et ne peut en aucun cas être mis sur le même plan que les exactions de petits groupes inorganisés cherchant le pillage ou la vengeance du coté républicain.

La seule autre volonté d’extermination dans cette guerre d’Espagne, en dehors de celle du camp fasciste, est celle que manifesta le parti dit communiste, sous contrôle stalinien, contre le mouvement révolutionnaire représenté principalement par les anarchistes et par le P.O.U.M (auquel appartiendra George Orwell), à partir de 1937. On ne sera pas surpris de rencontrer là une autre visée totalitaire mais l’on s’étonnera, par contre, du peu d’importance qui lui est donnée dans ce livre. Je conseille en passant, outre l’incontournable « Hommage à la Catalogne » du même Orwell, la référence historique indispensable que constitue «La Guerre d'Espagne, révolution et contre-révolution » de Burnett Bolloten.

On sera aussi un peu interloqué à la lecture de ce livre par le total désintérêt de l’honorable Paul Preston pour le fait révolutionnaire, pourtant si important pour la compréhension de cette guerre d’Espagne. Il est vrai que l’esprit révolutionnaire se pose toujours, lui, dans un Commun, une vision d’une société où chacun aurait sa place et sa chance ; c’est pourquoi toute idée d’extermination systématique lui est étrangère.
Pourtant, on sent bien que notre brillant universitaire éprouve peu de sympathie pour cette cause et ses partisans. Ainsi, on trouve au sujet de Barcelone cette formulation : « Les quartiers ouvriers et les banlieues industrielles sont aux mains des masses anarchistes » (p.561). Pourquoi ne pas dire plutôt que la grande majorité des ouvriers, du prolétariat, était anarchiste, tout simplement. Ces mêmes anarchistes qui fourniront, avec le P.O.U.M, une grande part de l’effort de guerre et se feront tuer par dizaine de milliers pour défendre une république qui leur en fut très peu reconnaissante durant toute son existence.

Ce que révèle ce livre et qui reste à ce jour encore peu connu, c’est que la destruction de toute forme d’opposition se prolongea bien après la fin de la guerre contre des civils désarmés. Exécutions sommaires, tortures, viols et pillages se prolongèrent avec une grande intensité jusqu’en 1945, c'est-à-dire jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale « Dans de nombreux cas, les arrestations et assassinats sont recommandés par le curé de la paroisse. » (p.625)
La dictature franquiste ayant perdu ses alliances étrangères avec la défaite des nazis, la fin de la dictature mussolinienne en Italie et celle du régime de Vichy en France (régime qui livra de nombreux opposants à l’Espagne tout en sachant qu’il les condamnait ainsi à une mort certaine), dut adopter un profil plus discret ; même si « La persécution systématique continuera dans presque tous les aspects du quotidien jusque dans les années 1950. » (p.702)

Si certains s’étonnent de l’extraordinaire tolérance dont bénéficia le boucher Franco et son régime d’assassins par les puissances dites démocratique dans cet après guerre, l’explication est à trouver probablement ici : « La rhétorique de Franco sur la nécessité pour les vaincus d’une rédemption par le sacrifice, offre un lien clair entre la répression et l’accumulation de capital qui rendra possible le boom économique des années 1960. La destruction des syndicats et la répression de la classe ouvrière entraînent des salaires de misère. Cela permet aux banques, à l’industrie et aux propriétaires terriens d’enregistrer de spectaculaires hausses de leurs profits. » (p.703)

L’auteur aborde pour finir le problème du déni historique qui fut inculqué à l’Espagne pendant plusieurs décennies par la dictature franquiste. Pendant toutes ces années, l’enseignement devint pure propagande mensongère, falsification systématique des faits. Le régime fabriqua de toute pièce un récit historique attribuant aux vaincus ses propres crimes et sa barbarie extrême. C’est pourquoi il reste si difficile d’aborder le souvenir de cette guerre en Espagne où le refoulé et le sentiment de culpabilité concernant toute cette période reste extrêmement fort. La tentative de l’oubli est pourtant grandement illusoire puisqu’elle ne peut se réaliser que par l’amputation d’une part notable de sa propre réalité, condamnée alors à rester bancale et inaccomplie.

Un ouvrage d’un indéniable intérêt documentaire qu’il faudra toutefois compléter par d’autres lectures pour se saisir pleinement de ce moment d’histoire essentiel.

mercredi 5 octobre 2016

Carnet de citation - Histoire/ Historiosophie 14




« Comment peut-on se souvenir de ce que l'on n'a pas encore connu ? » (Internationale Situationniste N°10)

« Quelle journée ! Ce soleil tiède et clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux, le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue ... Ô grand Paris ! Patrie de l'honneur, cité du salut, bivouac de la Révolution ! Quoi qu'il arrive, dussions-nous être à nouveau vaincus et mourir demain, notre génération est consolée. Nous sommes payés de vingt ans de défaites et d'angoisses. (Jules Vallès)

« C'était une fête sans commencement et sans fin; je voyais tout le monde et je ne voyais personne, car chaque individu se perdait dans la même foule innombrable et errante; je parlais à tout le monde sans me rappeler ni mes paroles ni celles des autres, car l'attention était absorbée à chaque pas par des événements et des objets nouveaux, par des nouvelles inattendues. (...) Il semblait que l'univers entier fût renversé; l'incroyable était devenu habituel, l'impossible possible, et le possible et l'habituel insensés. (Bakounine - Paris - février 1848)

« On dit d'un fleuve qu'il est violent parce qu'il emporte tout sur son passage, mais nul ne taxe de violence les rives qui l’enserrent. » (Brecht)

« Le tyran fait appel à des millions de petits tyrans empêchés, qui ont les mêmes désirs et les mêmes souhaits que lui-même. (...) Chaque tyrannie s'est vantée d'inaugurer une époque absolument nouvelle. Et toutes les tyrannies se sont achevées comme un simple épisode, émaillé d'oppression sanglante et de bouffonnerie. » (Sperber )

« Mais les pires ennemis du peuple ne sortent-ils pas du peuple ? La bourgeoisie, depuis qu'elle règne, n'a-t-elle pas recruté ses soutiens parmi les prolétaires ? Le capitalisme survivrait-il un seul jour à la défection de la police, de la garde mobile, de l'armée de métier, toutes issues de la plèbe ? » (Fauxbras)

« Par le passé, toutes les tyrannies étaient tôt ou tard renversées, ou au moins combattues, en raison de la "nature humaine" qui en toute logique désirait la liberté. Mais nous ne pouvons pas être certains que la "nature humaine" ne varie pas. Il est peut-être tout aussi possible de fabriquer une espèce d'hommes qui ne désirent pas la liberté qu'une espèce de vaches sans cornes. L'inquisition a échoué, mais l'inquisition n'avait pas les ressources de l’État moderne. » (Orwell)

« Le mot "chômage" était sur toute les lèvres. C'était plus ou moins nouveau pour moi, après la Birmanie, mais les radotages de la classe moyenne ("Ces sans-emplois sont inemployables", etc.) ne m'abusèrent pas. Je me suis souvent demandé si ce genre de choses abusait même les crétins qui les prononçaient. D'un autre côté, je ne m'intéressais pas à l'époque au socialisme ou à toute autre théorie économique. Il me semblait alors - il me semble parfois aujourd'hui - que l'injustice sociale s'arrêtera quand nous voudrons qu'elle s'arrête, pas avant, et que si nous voulons sérieusement l'arrêter, peu importe les moyens adoptés. » (Orwell)

« Comme ils étaient réunis, ils en vinrent de nouveau à parler de leurs doléances. Chacun se plaignait à l'autre de l'endroit où le bât le blessait le plus. Enfin, ils se concertèrent sur les voies par lesquelles ils pourraient parvenir à alléger leurs fardeaux. (Chronique de Johann Kessler)

« Les pauvres s'y firent craindre, non par leurs aspirations, qu'ils savaient moins encore qu'aujourd'hui formuler, mais par la révélation fulgurante de leur "être-ensemble". » 
(Julius Van Daal)

samedi 17 septembre 2016

Villains of All Nations (Pirates de tous les pays)

Sur les eaux tumultueuses du négatif

Une étude très bien documentée sur ce que furent réellement les pirates et ce qu'ils représentèrent. L'ouvrage se concentre principalement sur le premier quart du dix-huitième siècle et la région des Caraïbes ainsi que sur la côte ouest de l'Afrique. Sont exposés tout aussi bien la vie à bord des navires que le contexte historique et les enjeux politiques; éléments de compréhension essentiels si l'on veut aller au-delà du folklore et des clichés.
Ainsi, on apprendra que les principales cibles de ces affreux pirates furent les bateaux négriers appartenant aux grands marchands d'esclaves basés à Londres. Honorables hommes d'affaire qui émargeaient souvent au Parlement anglais et usèrent de toute leur influence pour organiser la répression contre ces trouble-fêtes. 

Ces irresponsables, en effet, non contents de s'emparer des bateaux, libéraient les esclaves entravés au fond des cales, les traitant en égaux.


Quand on sait l'importance que prit l'esclavage en ces moments fondateurs du capitalisme moderne, on comprend la colère de ces honnêtes commerçants de l’establishment, frustrés dans leurs espoirs de gras bénéfices tirés du trafique d'êtres humains.
Tout sera fait alors pour donner des pirates la plus épouvantable image possible : violeurs, assassins, ennemis de la religion, déments sans foi ni patrie. D'autant plus que ces incontrôlables recevaient souvent un très inquiétant soutien populaire, les bougres ! Vraiment inexcusables.
De plus, ils avaient de scandaleuses habitudes de partage équitable du butin et de démocratie directe, élisant et destituant à leur guise leurs officiers : les monstres !
Comment concilier cela avec le profit dont tout le monde sait qu'il nait de l'asservissement ?


Un mot concernant l'édition française dont l'on regrettera l'illustration médiocre, pas vraiment à la hauteur de l'ouvrage.
Un extrait de la belle préface de Julius Van Daal :
"Nul parfum de "nihilisme" avant la lettre dans les dilapidations effrénées et l'intrépidité vertigineuse qu'ont décrites des chroniqueurs offusqués par cette fast life, ce vivre-vite jugé absurde, voire démoniaque. Bien au contraire : de cette fulgurance anarchique, de cette imprévoyance délibérée naissaient une volonté commune, une cohésion rebelle. Et ce goût du renversement se révélait propice à l'accomplissement des plus beaux exploits au détriment des ennemis de la liberté. Cette quête d'une vraie vie sur les eaux tumultueuses du négatif constituait une mise à nu tragique du système marchand, une réponse railleuse à son extension planétaire, une sagesse en mouvement. Dans le secteur hautement stratégique de l'offensive capitaliste qu'était alors le transport maritime, les pirates critiquaient en actes les aberrations du principe de rentabilité - et les âmes d'épiciers, les esprits policiers s'en trouvèrent à jamais désolés."

mercredi 10 août 2016

La conquête des libertés



(Extraits choisis de "L’ART GREC" de Kostas Papaioannou)

L’Etat ou l’anarchie, le despotisme ou l’esclavage, la force surhumaine qui entraînera la masse à l’action ou à une vie végétative, insignifiante : pendant des millénaires, l’homme a vécu prisonnier de cette alternative et des ambivalences « sado-masochistes » qui l’accompagnent. 

La fête orgiastique remplit un rôle précis et salutaire dans l’économie profonde de la société. Elle brise les barrages entre les individus, les familles, les classes, la société et la nature. Le déchaînement de la licence, la violation de toutes les interdictions, le renversement des rôles (aux Saturnales, l’esclave devient maître et le maître sert l’esclave ; en Mésopotamie, à la fête du nouvel an, on détrône et on humilie le vrai roi, on intronise un « roi carnavalesque ») n’ont d’autre intention que d’abolir magiquement, dans la transfiguration de la fête, l’ordre qu’on ne peut modifier réellement dans la vie quotidienne. 

Pour que le citoyen puisse apparaître, pour que le dialogue réel entre l’homme et le pouvoir puisse s’instaurer, il faut d’abord que le politique se détache du sacré. (…) Pour que le politique puisse conquérir son autonomie, il faut que la raison se détache du mythe et du dogme : l’apprentissage de la libre discussion, l’accoutumance à la tolérance, la parfaite autonomie de l’esprit qui prend pour objet tout ce qui est et peut être senti ou pensé sont les conditions essentielles de l’existence du citoyen. 

Toutes les fois où un groupe particulier s’est cru autorisé à imposer la vérité et à purger l’humanité de l’erreur, le monopole idéologique n’a été que le prélude et le couronnement de l’asservissement de la collectivité. (…) Aussi le caractère sacré, total et indiscutable de la « vérité » conférait-il au groupe qui la détenait une position de commandement et de « monopole » qui entraînait presque toujours la domination, le privilège et l’intolérance.

C’est quand les hommes s’inquiètent de ne pas s’inquiéter que les libertés individuelles ou collectives deviennent possibles. (…) Ainsi s’explique dans une large mesure l’extraordinaire liberté d’esprit que l’on constate en Grèce dès la fin des temps archaïques. Mais il a fallu assez longtemps pour que cette liberté se développât et se clarifiât. Et une fois de plus, c’est le vieux Polémos qui a été « le père de toutes choses ».

Rien n’illustre mieux la transformation de la société grecque à partir du VIIème siècle que le destin du mot diké (Δίκη). (…) Pendant deux siècles, on entend cet appel passionné à la diké (la Justice humaine)  et de même que le mot hybris (démesure) devient le mal par excellence, on forge un mot nouveau pour désigner la vertu suprême : c’est dikaiosyné, « conformité à la justice ».

Pour la génération de Solon, diké désigne la seule force capable de sauver la cité de la ruine (…) mais « ce sont les citoyens eux-mêmes qui, dans leur folie, souhaitent la ruiner par cupidité ».

Un demi-siècle après Solon, la cosmologie ionienne place la diké au centre de l'univers. Dans le système d'Anaximandre, le cosmos tout entier apparaît comme une cité où " les êtres se donnent mutuellement réparation et compensation pour leur injustice, selon l'ordre du temps " : le mouvement éternel qui tend à rétablir l'équilibre perpétuellement menacé par la lutte des contraires et la pléonexia (πλεονεξία )(croissance des choses les unes aux dépens des autres) existe non seulement dans la vie humaine, ainsi que le pensait Solon, mais dans l'ensemble de l'univers. Comme dans la tragédie, le juge est le temps et le devenir cosmique tout entier - la succession des saisons, la naissance et la mort de tout ce qui existe - est interprété comme une suite ordonnée de réparations et de compensations pour les transgressions commises. La notion de diké se projette d'ailleurs non seulement de la société sur l'univers, mais aussi sur l'individu : quelques décennies après Anaximandre, le médecin pythagoricien Alcméon de Crotone assimilera l'organisme à une cité où l'égalité des forces (isonomie - σονομία) correspond à la santé, la maladie étant due à la prépondérance monarchique d'un des éléments sur les autres : l'idéal démocratique de l'isonomie (« règle d’égale répartition ») s'érigeait ainsi en principe cosmique régulateur.

De même que le domaine politique est désormais désigné par le terme révolutionnaire s’il en fût de ta koina (« ce qui est commun à tous »), de même que les lois sont désormais écrites pour être connues de tous, de même les recherches et les théories sont désormais portées à la connaissance de tous. (…) En même temps que la liberté d’adopter une position personnelle et critique à l’égard de la tradition et de l’autorité naquit l’habitude de la confrontation et l’obligation de se soumettre volontairement à la loi du logos (λόγος). Le logos, instrument du débat public, prend alors un double sens. Il est, d’une part, la parole, le discours par lequel l’individu affirme sa liberté en public ; mais il est aussi la raison qu’Héraclite, le premier philosophe du logos, définira comme « ce qui est commun et divin ». « Le devoir, proclame-t-il, est de suivre ce qui est commun ; toutefois, bien que le logos soit commun à tous, la plupart des hommes vivent comme si chacun possédait son intelligence particulière » (idia phronêsis).

Avec son idéal de l’isonomie, la démocratie représente dans sa perfection l’espace de l’égalité où le pouvoir, l’archè, est réparti également à travers tout le domaine de la vie publique. (…) Cette liberté s’exprime essentiellement par la parole. Dans une polis (πόλις – cité) tout se décide par la persuasion (peithô – Πειθώ) et non par la violence. L’iségoria, droit égal à la parole, sera synonyme d’isonomie et de liberté.

jeudi 7 juillet 2016

Carnet de citations - Poésie 5



                                               
                                                         KURT SCHWITTERS



« Combien de belles "étoffes de mots et de rêves" aurait-il le temps de tisser, avant que la froide main de la mort ne s'abatte sur lui ? Ce pari lui semblait fastueux. Il écrivit avec la hâte du voyageur qui sent l'heure du départ approcher. Et laissa, de fait, quelques beaux tissus de rêves et de mots. » (Nakajima Atsushi)

« Je crois te voir, ô Villon, l’hiver, alors que le glas fourre d’hermine les toits des maisons, errer dans les rues de Paris, famélique, hagard, grelottant, en arrêt devant les marchands de beuverie, caressant, de convoiteux regards, la panse monacale des bouteilles.
Je crois te voir, exténué de fatigue, las de misère, te tapir dans un des repaires de la cour des Miracles, pour échapper aux archers du guet, et là, seul dans un coin, ouvrir, loin de tous, le merveilleux écrin de ton génie.
Quel magique ruissellement de pierres ! Quel étrange fourmillement de feux ! Quelles étonnantes cassures d’étoffes rudes et rousses ! Quelles folles striures de couleurs vives et mornes ! » (Huysmans)

« Je ris et mon rire ne passe pas dedans
Je brûle et ma brûlure n'apparaît pas au dehors » (Machiavel)

« La grand'ville a le pavé chaud,
Malgré vos douches de pétrole,
Et décidément, il nous faut
Vous secouer dans votre rôle...
(Chant de guerre parisien - mai 1871 – Arthur Rimbaud)

« Devrais-je alors te parler des couleurs ? Il y a un bleu incroyable et très dense, il revient tout le temps, un vert comme de l'émeraude fondue, un jaune qui tire vers l'orangé. Mais que sont les couleurs si la vie la plus intime des objets n'en jaillit pas ! » (Hofmannsthal)

« Car les mots,
les plus beaux mots,
on ne les a pas vus soudain disparaître
comme les feuilles à l’automne.
Non, au contraire,
l’un après l’autre, on les a sourdement massacrés,
mais en leur laissant un semblant de vie,
cadavres prêts à servir d’habits neufs à l’horreur. » (Ivsic)

« J'aime venir au "café", à la tombée du jour. Quelquefois, j'ai l'impression, ou peut-être l'illusion, que ce rendez-vous est le lointain reflet de la Table ronde de la légende. Comme s'il y avait eu depuis toujours quelques hommes à se réunir dans la nuit du monde pour refuser le cours des choses. » (Ivsic)

« la feuille
de l'eau
sur le rêve de l´herbe » (Radovan Ivsic)