dimanche 26 avril 2020

"Parler corbeau" - Avril 2020 du confinement - Métie Navajo

Les glycines qui ont merveilleusement éclaboussé les rues ces jours derniers commencent à passer, c’est la première fois qu’elles me rappellent les jacarandas du Mexique, les teintes violet mauve d’Oaxaca vue depuis un sommet : beauté des plus émouvantes de ma vie. Je dois être dans un moment nostalgique. J’ai lu que les cartels dans quelques endroits prennent soin (suivant l’expression épuisée) des plus démunis. La main qui te nourrit est celle qui t’assassine. Et que ne peuvent pas les États ? Ils ne peuvent pas. C’est tout. Ils ne peuvent pas.
Je voudrais être à Lisbonne. Ça me travaille. Je voudrais être à Lisboa parce que de loin Lisboa a une élégance que je ne vois nulle part ailleurs. Je me trompe sans doute : la distance. Mais ça me plairait d’être dans une capitale qui a décidé de ne pas faire payer de loyers aux locataires de HLM. Dans un pays qui a décidé de régulariser les immigrés en situation irrégulière plutôt que de les laisser crever à petits feux dans un virus, celui-là ou un autre. Juste pour voir ce que ça fait : est-ce qu’on a le teint plus frais et l’œil moins cerné dans un air comme celui-là ? L’élégance est un mot dont je suis nostalgique. (Ne cessera-t-il jamais le son des agonies invisibles ?)
Je ne pensais pas pouvoir me désintoxiquer si vite du café allongé-Parisien au comptoir de Paulo et Cesar, pourtant, quand je l’écris, la tristesse me prend. Quel plaisir d’imaginer le premier café au comptoir de Paulo bougon, qui se sera levé à 5 heures du matin pour prendre son RER C et ouvrir à 6 h 30 aux ouvriers du quartier, fidèles au poste, il aura vieilli de quelques mois ou de plusieurs vies quand il lèvera de nouveau le rideau de fer ; comme moi, comme nous tous. S’il rouvre.
À la fenêtre au-dessus de son bar à vins poétiques, la tenancière tient une bouteille dont elle porte le goulot à la bouche, le liquide est vert clair. Quelle image… C’est du jus de poire ! Elle dit : le soir j’applaudis mais pas à la fenêtre, j’applaudis cachée. Elle dit encore : nous sommes en train de disparaître ; 4 mois de l’année, les « 4 mois terrasse », sont perdus : combien s’en relèveront ? Combien ont déjà mis la clé sous la porte ?
Je ne sais pas. Et tous les autres qui n’avaient pas de clé, pas de porte... ? ou des monstres derrière ?
Je suis en train de disparaître aussi, si j’en crois la rumeur : le théâtre se meurt, comme tout ce qui est un peu vivant.
Change de métier, me dit-elle simplement.
Ben oui.
Ça n’a rien de gênant de disparaître, quand on a décidé de le faire. Mais pas sous les drones et les regards suffisants de patrouilles qui sillonnent dès 8 heures du matin le quartier, pimpants sur leurs bicyclettes ; ils s’arrêtent pour contrôler un jeune homme noir au passage. Jeune homme noir dans quartier blanc.
Ça doit être un choix de disparaître, ou même, une liberté (ouf, le mot !).
Je n’aime pas la police ; ça fait longtemps, pour plein de raisons valables. Aujourd’hui j’aime encore moins la police qu’avant. Je ne sais pas ce que nous partageons en tant qu’« humains » moyens. Ça vaut pour d’autres, évidemment, mais eux, on les voit dans les rues, à la basse besogne, ils peuvent tout.
À l’arrêt de bus se trouve toujours assis à la même heure le sosie de Dick Rivers (qui est mort avant le Covid-19, j’ai vérifié). Impressionnant de précision. Je ne le prends pas en photo par politesse (zut, ça me colle à l’oreille, maintenant je n’entends plus que police dans politesse). Peut-être qu’il aimerait que je le prenne en photo. Je ne sais pas s’il était déjà un peu dingue avant le confinement ou si ça s’est produit au fur et à mesure, si ça a libéré quelque chose en lui. Peut-être tout simplement que ce n’est pas ça, être fou ; peut-être qu’il a trouvé la vie à l’intérieur de laquelle survivre (et c’est ça être fou ?)
Un corbeau posé sur une bagnole bleue parle avec un vieux monsieur à sa fenêtre, ils dialoguent en croassant. Le corbeau manifeste des signes d’énervement, d’impatience, il gratte la tôle. Je ne sais pas de quoi ils parlent. De politique sans doute. Ou d’anthropocène. Ou de rituels funéraires qui sont, chez les corbeaux, élégants. Je dis au Monsieur : vous parlez drôlement bien corbeau. Il me dit : mais non, pas si bien du tout, je travaille, je progresse doucement.
Un lointain et proche ami à Mexico me répond : nous finirons tous par parler corbeau.
Si seulement.
Avril 2020 du confinement —
Métie Navajo

dimanche 5 avril 2020

George Orwell "Essais, articles, lettres" tome 3 (1943-1945)

         Le goût de la vérité

 Si l'on recherchait ce qui caractérise le plus la personnalité d'Orwell, c'est très probablement son goût marqué pour la vérité ou tout au moins pour la recherche du vrai. Ainsi, il fait partie des rares auteurs "engagés" qui furent capables de se remettre en cause, de reconnaître ses erreurs d'analyse et de chercher en lui-même ce qui put l'amener à se tromper à un moment donné. Et à le dire publiquement. On aimerait retrouver plus couramment cette démarche particulière mais, force est de constater, qu'elle demeure tout à fait minoritaire et que l'on y prête finalement peu d'attention. Chacun constatera donc que ces cohortes d'experts (très "scientifiques") de tous bords et de toutes catégories, qui encombrent aujourd'hui les médias, peuvent affirmer à peu près tout et son contraire d'une période à une autre, souvent proche, sans que cela ne semble leur causer la moindre gêne.
Il faut dire aussi qu'un grand nombre ne se trompent pas, ils mentent tout simplement et grossièrement; marquant ainsi le profond mépris qu'ils ont du public qu'ils considèrent, a priori, comme parfaitement idiot.
Notons pour l'occasion présente (en plein cœur de l'actuelle pandémie) l'extraordinaire renversement de prescription où, en trois semaines, nous sommes passés du masque parfaitement inutile au masque que l'on envisage de rendre obligatoire. On ne savait pas disent-ils, eux qui prétendent monopoliser la parole comme étant "ceux qui savent".
Il faut lire et relire Orwell, ne serait-ce que pour cette qualité devenue si rare qui le caractérise; et ces "Essais, articles, lettres", parues en quatre gros volumes il y a déjà quelques années, méritent toute votre attention malgré le décalage d'époque.

"Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment."

""Il est inutile, je pense, de vous énumérer les divers aspects du capitalisme qui rendent la démocratie impraticable."

"L'idée que le Parlement n'a plus guère d'importance est à présent très répandue. Les électeurs sont conscients de n'exercer aucun contrôle sur les députés; les députés sont conscients de ne jouer qu'un rôle très subalterne."

"Un écrivain est inévitablement amené à écrire (et cela vaut, avec des réserves plus ou moins importantes, pour tous les arts) sur les événements contemporains, et il sera spontanément porté à dire ce qu'il croit être la vérité. Mais aucun gouvernement, aucun grand organisme n'est disposé à le payer pour dire la vérité."

"La plupart des ouvrages de propagande contemporains ne sont que pure falsification : des faits sont dissimulés, des dates modifiées, des citations isolées de leur contexte et truquées de façon à en altérer le sens. Les événements dont on souhaiterait qu'ils n'aient pas eu lieu sont occultés et finalement niés.
Le principal objectif de la propagande est naturellement de façonner l'opinion du moment, mais ceux qui réécrivent l'histoire sont sans doute eux-mêmes persuadés, dans un recoin de leur esprit, qu'ils modifient effectivement le passé en y introduisant des faits à leur convenance."

"Sans doute est-il possible d'établir la vérité, mais la plupart des journaux présentent les faits de façon si malhonnête que l'on peut pardonner au lecteur moyen de se laisser berner ou de ne pas parvenir à se former une opinion. Cette incertitude générale quant à la réalité des faits favorise le désir de se cramponner à des convictions irrationnelles. Rien n'étant jamais ni avéré ni démenti de façon indiscutable, on peut tout aussi bien nier avec impudence le fait le plus évident."