mardi 30 janvier 2024

Carnet de citations : Psychologie/Inconscient N° 18


 

La confiance, condition de l'agir, se métamorphose en défiance de tous envers tous et se cristallise ensuite en demande de "sécurité". (Lazzarato)

Ce n'est pas l'homme qui a le "souci" mais le souci qui possède l'homme. (…) Le souci dévalorise le présent et se greffe sur l'avenir qui n'est pas encore. (...) l'individu soucieux ne vit pas dans le présent mais dans l'avenir, et comme il nie ce qui est et anticipe ce qui n'est pas encore, sa vie se déroule dans le vide, c'est à dire l'inauthentique, en oscillant entre une "résolution" aveugle et une "attente" résignée. (Karel Kosic)

L’allergie au penser se satisfait ainsi du rapport prétendument direct à ses objets où elle croit voir le résultat immédiat d’une transformation qui n’est autre que l’illusion narcissique d’avoir agi sur le monde. (Sandrine Aumercier)

La psychiatrie, qui était une branche de la médecine majeure et indépendante, subit actuellement une crise violente qui en change la nature.
Elle devient le symptôme de la société, dans laquelle elle se dissout en fragments épars d’un corps (de métier) qui a perdu la vie : institutions fragmentées, liaisons incohérentes, initiatives qui s’ignorent, oubli de la nosographie, confusion des tâches et des rôles chez les soignants.
La psychiatrie avait pour mission de soigner les psychotiques qu’on appelait les fous, minorité cliniquement distincte de l’ensemble des gens « normaux » qui constituent la société.
Depuis quelques décennies, celle-ci devient tellement malade qu’après avoir tout espéré de la psychiatrie et l’avoir exténuée en la chargeant d’une mission sans commune mesure avec ses compétences, elle s’en détourne : suppression des internats de psychiatrie, du diplôme d’infirmier psychiatrique, fermeture des hôpitaux spécialisés. Les malades mentaux étant à présent des « malades comme les autres », la psychiatrie publique est devenue une spécialité médicale comme une autre, qui fait de la pharmacologie son arme majeure pour rendre au malade une sociabilité le destinant à la prise en charge de services sociaux éclatés, aux conditions de travail acrobatiques, et qui n’assurent plus la continuité que le défunt Secteur, désavoué de sa fonction faute de personnel en nombre approprié, avait pour principe d’assurer – tâche essentielle à la reconstruction du malade mental chronique…
(Claude Jeangirard)

Le politique, abordé dans ses fins, ne se limite pas en effet à l'ars politicum, stratégies et exercices laissés à la discrétion du "prince"", mais s'étend à l'ensemble des manifestations propres à l'organisation sociale. À ce titre, la psychanalyse s'avère politique, du fait de l'inscription du sujet et du sujet de l'inconscient dans l'espace de la polis et de ses configurations de pouvoir (...). Prendre acte de cette dimension irréductiblement politique implique, pour les psychanalystes, d'accompagner leur approche de la subjectivité directement d'une analyse des modes de gouvernance propre à un espace historico-social donné, et des effets que leur dispositif peut y susciter. (Thamy Ayouch)

L'existence humaine, cela va sans dire, consiste en la somme des relations sociales que les individus sont amenés à tisser dans la réalité du quotidien. Or, dans la mesure où elle distord l'une après l'autre toutes les relations qu'ils tentent de nouer, la focalisation exclusive sur ces formes d'extériorité modèle de façon inéluctable leur destin. (...) les façonne et les transforme pour en faire des êtres totalement étrangers à eux-mêmes. (Mita Minesuke)

Si l'homme n'est pas fou c'est qu'il n'est rien. Le problème c'est de savoir comment il soigne sa folie. Si vous n'êtes pas folle, comment voulez-vous que quelqu'un soit amoureux de vous ? Pas même vous, vous comprenez. Ce qui ne veut pas dire que si vous ne savez pas être folle alors on va vous foutre à l'hôpital psychiatrique, parce que les fous qu'on met dans les hôpitaux psychiatriques, c'est des types qui ratent leur folie. L'important de l'homme c'est de réussir sa folie. [...] C'est clair ça ? C'est le destin de la folie qui est l'essence de l'homme. (François Tosquelles)

jeudi 11 janvier 2024

Ambassade de Nicolas Machiavel auprès de César Borgia

 
Legation of Niccolò Machiavelli, Florentine citizen and secretary, in Imola to meet Cesare Borgia, Duke of Valentino, 1864 - Federico Faruffini
                                                                                                Tableau de Federico Faruffini - 1864
 
 
 Fin 1502, Nicolas Machiavel est envoyé en ambassade par la République de Florence auprès de César Borgia , le fils du pape Alexandre VI, que rien ne semble pouvoir à ce moment arrêter en ses entreprises de conquêtes territoriales. On trouvera ci-après des extraits de la correspondance que Machiavel adressa en cette occasion à la Seigneurie de Florence et à son organe de gouvernement, les Dix de Pouvoir, tout au long de son ambassade.
 
 

Instructions à Nicolas Machiavel du 5 octobre 1502

« Nicolas, Nous t’envoyons auprès de son Excellence le duc de Valentinois à Imola avec des lettres de créance ; tu t’y rendras à cheval au plus vite ,,, »

 

9 octobre 1502 à Imola

« Il me rappela au moment de me congédier, de rappeler à Vos Seigneuries que, si elles restent entre deux selles, elles perdront de toute manière ; que, si elles s’attachent à lui, elles ont des chances de triompher, »


16 octobre 1502 à Imola

« J’ai eu beau objecter la faiblesse de nos garnisons et les risques qu’il y avait à les déplacer, il a fallu à tout prix que je lui promette de vous écrire, de vous solliciter ; aussi l’ai-je fait en disjoignant cette requête de ma lettre officielle, pour que, sans faire bruit de ladite requête, vous puissiez, si vous la jugez recevable, lui donner discrètement suite : en vous bornant, vis-à-vis de Florence, à envoyer quelques détachements vers Borgo et Anghiari pour qu’ils s’y livrent aux parades et autres démonstrations requises, tout ou partie, que vous justifierez par le désir d’apaiser quelques craintes. »


17 octobre 1502 à Imola

« Là-dessus, je pris congé de Sa Seigneurie, et j’ai l’impression tant par le propos qu’il m’a tenus qu’à maintes expressions de lui qu’il serait trop long de rapporter, de l’avoir trouvé plus désireux encore que dans notre dernier entretien de toucher un sol ferme avec vos V.S. »

« Je n’ai plus rien à dire à vos V.S. hormis que si elles me demandaient mon opinion sur toute cette agitation, je répondrais praestita venia que je crois que tant que vivra le pape et que durera l’amitié du Roi (de France), le duc conservera la chance qui l’a favorisé jusqu’ici, car ceux qui ont fait mine de lui montrer les dents ne sont plus à même de mordre et le seront encore moins demain qu’aujourd’hui. »

23 octobre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir. 

« Moi, de l’autre coté je temporise, je tends l’oreille à tous les bruits, et j’attends mon heure. »

« V.S. sont donc au courant de tout ce que me dit ce Seigneur, et je ne vous en écris que la moitié ; elles considéreront maintenant celui qui parle, et elles jugeront selon leur sagesse habituelle. En ce qui concerne la situation de ce Seigneur depuis le jour où je suis arrivé ici, il ne doit d’être resté debout qu’à sa chance extraordinaire : celle-ci est fondée sur la certitude qu’il a eue d’être secouru en hommes par le Roi et en argent par le pape ; une autre chose qui ne lui a pas moins servi, ce sont les lenteurs de ses ennemis à l’affronter. »

« Ce Seigneur a donné ordre à Don Michele de se retirer avec tout ce qui lui reste de troupes à Pesaro, comme étant la place la plus suspecte ; il a laissé Fano au pouvoir de ses habitants, en tant que place la plus fidèle ; il a mis une bonne garnison à Rimini, place qui lui a donné, lui donne encore des inquiétudes ; il ne craint pas grand-chose de Cesena, Faënza ni Forli (…) Enfin pour faire tête aux mouvements possibles des Bolonais, il se tient en personne ici à Imola. »


27 octobre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir. 

« Je n’ai pas pu démêler autre chose de précis des conversations des gens d’ici et je ne crois pas pouvoir faire mieux, car le duc est le plus secret des hommes et il ne se confie qu’à peu de personnes. »

« En ce qui concerne l’accord éventuel, il est difficile de faire une prévision sans être informé des choses ; à bien peser les données de part et d’autre, on se trouve en présence : d’un côté, d’un homme entreprenant, servi par la fortune, protégé par le pape et par le Roi, plein de confiance, et qui se voit attaqué non-seulement pour un État qu’il voulait conquérir, mais dans un État conquis ; de l’autre, d’ennemis inquiets de leurs États, et qui, déjà ombrageux de la grandeur croissante du Prince avant de l’attaquer, le sont bien plus depuis qu’ils lui ont infligé cet outrage ; on n’entrevoit pas aisément comment un tel homme pourrait déposer son ressentiment ni les autres leur peur, ni par suite comment l’un ou l’autre des deux pourrait céder à l’adversaire tant ans les affaires de Bologne que dans celles du Roi. On parle bien d’une chance d’accord, mais d’une seule : celle qui se ferait aux dépens d’un tiers contre lequel ils s’uniraient ; loin d’user leurs forces ou leur prestige l’un contre l’autre, ils se renforceraient ainsi l’un l’autre. Et cela ne pourrait se réaliser que contre Florence ou Venise. (…) Vos Seigneuries sachant maintenant tous les bruits qui courent ici se prononceront mieux, elles qui sont plus sages et plus expérimentées, et je me borne à leur communiquer tout ce que j’apprends. »


29 octobre 1502 à Imola – À la seigneurie

« On parle d’une reconduction de tous les traités antérieurs de Giovanni Bentivoglio, des Vitelli et des Orsini avec le duc, lequel serait réintégré dans le duché d’Urbin. (…) Ce matin j’ai entrepris de parler à Agapito de cette réconciliation : il n’a fait qu’en rire et m’a dit que c’était un moyen de les amuser. Mes entretiens avec le duc m’ont toujours fait penser que c’était bien là le but auquel il tendait, en attendant d’être prêt, Par contre je ne puis arriver à croire que les autres ne soupçonnent rien de cela : j’en reste confondu. »


3 novembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir

« Vous ayant donné déjà tous les détails dont j’étais informé, je ne puis que me répéter : discours et pourparlers, tout annonce la paix ; préparatifs et dernières dispositions, tout présage la guerre. »

« Si vous lisez attentivement les articles de ce traité que je vous envoie, vous verrez qu’il sue la méfiance et le soupçon. Ajoutez-y l’impression qu’on en a ici, et il vous sera facile alors de prévoir dans votre sagesse ce qu’on peut en attendre. »


13 novembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir

« Nous avons affaire à un prince qui gouverne par lui-même ; pour ne pas s’exposer à mander des rêveries, il faut étudier le terrain. » « Paix ou guerre ? Je vous ai marqué qu’on parlait de l’une et qu’on préparait l’autre. »


28 novembre 1502 à Imola - Aux Dix de Pouvoir

« Le duc écoute tout, mais dans quelles vues ? C’est ce que l’on ignore, et ce qu’il serait fort difficile de percer avec certitude. Si l’on considère les faits en eux-mêmes, les propos du duc, ceux de ses principaux ministres, l’on ne peut en augurer que de sinistres présages pour les ligueurs. »

2 décembre 1502 à Imola – Aux Dix de Pouvoir

« Sans compter les autres avantages que nous pouvons en espérer, celui dont nous devons tenir grand compte est de voir le duc commencer à mettre quelques bornes à ses convoitises et de sentir que tout ne doit pas céder à sa fortune. »


26 décembre 1502 à Caesana – Aux Dix de Pouvoir

« On a trouvé ce matin sur la place messire Ramiro (gouverneur général du duché d’Urbin), en deux tronçons ; il y est encore, et toute la population d’ici a eu le loisir de le voir ; on ne sait pas bien pourquoi il a été mis à mort, hormis que tel a été le bon plaisir du Prince qui montre ainsi à tous qu’il peut faire et défaire les hommes à son gré, selon qu’ils le méritent, »


31 décembre 1502 à Sinigaglia – Aux Dix de Pouvoir

« Je vous ai écrit avant-hier de Pesaro ce que j’apprenais de Sinigaglia ; je me suis rendu hier à Fano et ce matin même, Son Excellence est partie de bonne heure avec toute l’armée et est arrivée ici dans Sinigaglia où étaient rassemblés tous les Orsini et Vitellozo, lesquels, comme je vous l’ai écrit, lui avait conquis cette ville. Il sont allés au-devant de lui et, à peine entrés côte à côte dans ses murs, le duc s’est tourné vers ses gardes et les a faits prisonniers ; c’est ainsi qu’ils les a a tous pris, et on est encore en train de mettre la ville à sac ; nous sommes à la vingt-troisième heure. Je ne sais si je pourrai faire partir cette lettre, je n’ai personne à ma disposition. J’écrirai plus long par une autre, et à mon avis, ils ne seront pas vivants demain matin.


1er janvier 1503 à Conrinaldo – Aux Dix de Pouvoir

« À la deuxième heure de la nuit, le duc me fit quérir, et de l’air le plus tranquille du monde il se félicita auprès de moi de ce succès, me rappelant qu’il m’en avait parlé la veille, mais à mots couverts, comme c’est exact ; il ajouta quelques mots pleins de sagesse et extrêmement aimables à l’égard de notre cité, énumérant toutes les raisons qui lui rendent notre amitié désirable, pour vu que vous y répondiez ... »

« Par la suite, cette nuit, à la dixième heure, le duc a fait mettre à mort Vitellozzo et messire Oliverotto da Fermo ; les deux autres sont encore en vie (les Orsini), en attendant – suppose-t-on – qu’on sache si le pape a pu se saisir du cardinal (Orsini) et des autres qui se trouvaient à Rome. »


2 janvier 1503 à Conrinaldo – Aux Dix de Pouvoir

« Vous excuserez le retard possible de mes avis : les paysans se terrent, pas un soldat n’entend s’éloigner pour ne pas perdre sa part de rapines, et les gens de mon logis ne me lâchent pas d’un pas de peur d’être pillés ... »


6 janvier 1503 à Gualdo – Aux Dix de Pouvoir

« Je vous ai écrit hier de Sasso Ferrato et vous ai avisés des nouvelles de Castello, comme quoi la cité envoyait des ambassadeurs, et que son évêque et tous ses Vitelli avaient pris la fuite. Lesdits Ambassadeurs ont offert les clefs de la Ville et leurs félicitations, etc. Le duc a déclaré les accepter à titre de Gonfalonier de l’Église, Hier soir en outre, environ la quatrième heure de la nuit, il s’est présenté quelqu’un pour informer le duc que Gianpaolo Baglioni ainsi que les Orsini, les Vitelli, toutes leurs troupes et toutes celles qui s’étaient jointes à elles, avaient évacué Pérouse et avaient pris la direction de Sienne, et qu’à peine parties , le peuple de Pérouse s’était soulevé aux cris de : Duca ! Duca ! » 

« Le duc et ses troupes décampent d’ici demain pour marcher vers Scesi, et de là sur les terres de Sienne : il entend faire de cette ville un État à sa façon. »


8 janvier 1503 à Asciesi – Aux Dix de Pouvoir

« De toutes les affaires qu’avait à régler notre homme, il ne restait que l’affaire de Sienne, puisque Castello et Pérouse se sont rendues comme je vous l’avais écrit. (…) Ce soir, des Orateurs de Sienne sont arrivés ici et se sont longuement entretenus avec le duc. À ce que j’apprends, les pourparlers n’ont pas abouti. Si la question doit être réglée par les armes, V.S. se verront à coup sûr sollicitées par ce Seigneur de lui donner secours (…) mais je crois qu’ayant vu comment les choses se sont passées à Castello et à Pérouse, il juge qu’elles suivront le même cours à Sienne, ce qui le dispensera de vous devoir quelque chose. »


10 janvier 1503 à Torsiano – Aux Dix de Pouvoir

« Ce Seigneur m’a fait appeler aujourd’hui. Il m’a dit : « (…) Tu vois où j’en suis avec ces gens-là qui étaient nos ennemis communs : les uns sont morts, les autres captifs, le reste en fuite ou assiégés chez eux et, entre autres, Pandolfo Petrucci, qui doit être le dernier objet de notre entreprise et nous assurer la tranquillité commune : il est nécessaire de le chasser de Sienne, car avec le cerveau qu’il a, l’argent qu’il peut gratter, la place-forte qu’il occupe, il serait, dans le cas où il se maintiendrait debout, une étincelle capable de causer les plus grands incendies ; il nous faut donc au lieu de dormir sur nos lauriers, l’assaillir totis viribus ; je ne considère pas comme difficile de le bouter hors de Sienne, mais c’est entre mes mains que je voudrais l’avoir. Et c’est pourquoi le pape l’endort à force de brefs, lui démontrant qu’il se contenterait qu’il voulût bien ne regarder comme ses ennemis que les ennemis du Saint-Siège, etc., cependant que je pousse mes troupes en avant, car il est bon d’engeigner les maîtres en traîtrise. (…) Je suis décidé en effet, maintenant que j’ai privé mes ennemis de leurs armes, à les priver également de leur cerveau, lequel n’était autre chose que Pandolfo avec toutes ses ruses. »


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Extrait d’un Exorde au gouvernement de Florence écrit par Machiavel début 1503 :

« Il est des gens qui s’assagissent à voir le danger de certains voisinages ; vous, vous n’en devenez pas plus sages, vous ne voulez même pas avoir confiance en vous, ni reconnaître le temps par vous perdu, ni celui que vous perdez encore ; vous le pleurerez encore, mais en vain, si vous ne changez pas d’idée. Car, je vous le redis, la fortune ne change pas son cours où l’homme ne change pas de conduite. »

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