mercredi 27 janvier 2016

Au fond de la couche gazeuse : 2011-2015 de Baudouin de Bodinat

       

Des avantages et inconvénients d'une conscience contemporaine




En une autre époque que la notre, plus courageuse sans doute et plus empressée à se connaitre elle-même, ce livre aurait certainement été au centre des débats et de toutes les discussions.
Si l’on cherchait quelque parenté à cet ouvrage, c’est tout simplement au 1984 d’Orwell que l’on penserait pour le fond; sauf que, et le détail est d’importance, ce n’est pas d’une fiction dont il s’agit mais d’une description sans concession de notre monde, de celui où nous avons à vivre.
"De même qu'autrefois le monde nous était donné partout dans son immensité - de même aujourd'hui n'en rencontre-t-on partout que les portes closes, les interphones, les contrôles à l'embarquement, les sas de détection avant d'entrer, les codes d'accès et nous est-il refusé partout dans ses restrictions, ses zones de rétention, ses confinements d'air climatisé; ses pays délabrés que filment des drones, ses scènes d'égorgement."
Aussi bouleversant que soit ce tableau, il n’est pourtant à aucun moment outrancier : relevé méticuleux dont chacun, quand il veut bien s’extraire quelque peu de ce cloaque, ne peut que constater la triste vérité.
Car comme le formule fort bien notre auteur, «il ne pouvait donc y avoir de meilleure époque pour la conscience que celle-ci où elle devient si vite un inconvénient.».

Si bien que face à ces graves inconvénients beaucoup choisiront le confort de l’ignorance ou encore le déni obstiné, furieux que l’on ait pu ainsi venir les débusquer au milieu de cette misère partagée.
Très peu distinguent en effet ce qu’il est possible de tirer d’une négativité pleinement reconnue, sa promesse d’autre chose justement. De l’indication qu’elle offre d’un autre chemin et d’une autre manière de vivre.
On remarquera, et ce n’est pas accessoire, que notre auteur anonyme s’exprime dans un français remarquable dont émerge à tous moments la poésie de l'instant; une langue fluide dont le ton accompagne si bien le propos que l'on se sent facilement entrainé à en lire de longs passages à haute voix, avec le sentiment que nous pourrions ainsi obtenir un peu plus de clarté et de lumière, renverser ainsi le pesant discours de la fatalité que nous tiennent quotidiennement sur les médias les penseurs à gages du néant.

La valeur d’une époque se mesure aussi à l’usage qu’elle fait de ce qui lui est offert en matière de renversement, «durant quoi l’âme, par la nostalgie qu’elle ressent, tente de nous faire souvenir, de nous faire douter de ce monde-ci, s’efforce de nous rappeler des impressions toutes différentes et par là suggestives d’un monde différent, où nous serions davantage, plus pleinement ; s’efforce de nous faire voir celui-ci tel qu’il est en réalité dessous les images en surimpression.»

«& dans cet ordre de choses une autre hypothèse, d'abord surprenante, s'est proposée à l'étude : que dans l'état social où nous sommes, où les générations se suivent, passagères, fortuites, isolées : elles paraissent, elles souffrent, elles meurent : nul lien n'existe entre elles, où l'individu se voit entièrement livré au seul jugement de l'argent et à la froideur concurrentielle pour se maintenir à flot quand il n'y en a pas pour tout le monde, à la solitude et à la précarité de ce destin économique, et que par cela la peur, l'angoisse sans répit, lui sont devenues si bien l'état normal, le surmenage permanent imposé par la contrainte de s'adapter, d'humiliations si continuelles qu'il ne les conçoit même plus; que dans un monde social si complètement dénué de toute bonté ou compréhension, sans aucune protection ou refuge de communauté, d'ailleurs instable et incertain quant au futur, où rien ne figure que provisoire, et si dépourvu de charme, de tranquillités, de clartés morales, de beauté ordinaire et pour tout le monde, où l'individu ne peut ignorer que c'est indifférent qu'il soit là ou non dans l'entassement de la collectivité, etc.»

Lecture indispensable à une conscience contemporaine - qu’éviteront donc soigneusement ceux qui préfèrent s’en passer, ignorants sans doute que "ce qui a été transformé en conscience n'appartient plus aux puissances ennemies".



samedi 16 janvier 2016

CARNET DE CITATIONS Société 15




« Cette société refuse de se reconnaître dans le miroir que lui tend la terreur. Sous l’impact de l’horreur, elle devient au contraire encore plus complaisante, encore plus bornée et plus inconsciente qu’auparavant. (...) L’industrie culturelle a banalisé la réalité de la catastrophe, la déréalisant avant qu’elle ne devienne réalité. Le deuil spontané et le désarroi sont recouverts par les faux rituels d’un schéma réactionnel programmé qui rend impossible toute compréhension de la relation intrinsèque entre le terrorisme et l’ordre existant. »
« Dans sa tentative désespérée d’attribuer la nouvelle dimension de la terreur à une entité étrangère, le raisonnement occidental démocratique tombe définitivement en dessous de tout niveau intellectuel. »
« Tout ce qui se passe aujourd’hui est un produit, soit direct soit indirect, du système mondial unifié par la force. »
« Quand la raison critique se tait, c’est la haine meurtrière qui prend sa place. Alors, le caractère objectivement intenable du mode de production et du mode de vie dominants se traduit dès lors d’une façon non plus rationnelle mais irrationnelle. C’est ainsi que le recul de la théorie critique fut suivi par l’avancée du fondamentalisme religieux et ethno-raciste. Tant que la critique du capitalisme (sous sa forme radicale et émancipatrice) ne renaîtra pas, les accès de paranoïa sociale et idéologique seront la seule et unique aune permettant de mesurer le degré atteint par les contradictions de la société mondiale. » (Kurz)

« Oh, il est difficile de chercher, et ceux qui ruent se réunissent parfois en troupeaux pour nous donner des coups de pied, mais mieux vaut mourir dans le désert que de vivre comme un cadavre parmi les cadavres. » (Chklovski)

« L'amour se flétrit sous la contrainte; son essence même est la liberté. Il n'est compatible ni avec l'obéissance, ni avec la jalousie, ni la peur. » (Shelley)

« L'homme à l'âme vertueuse ne commande, ni n'obéit. Le pouvoir, comme une peste désolante souille tout ce qu'il touche; et l'obéissance, fléau de tout génie, toute vertu, toute liberté, des hommes fait des esclaves, et de l'organisme humain un automate, une machine. » (Shelley)

«Quand cet homme donc avait une fois ajusté ce qu’il appelait sa volonté à une chose absurde, il allait tête haute et à travers toute broussaille jusqu’au bout de la chose absurde. L’entêtement sans l’intelligence, c’est la sottise soudée au bout de la bêtise et lui servant de rallonge. Cela va loin. En général, quand une catastrophe privée ou publique s’est écroulée sur nous, si nous examinons, d’après les décombres qui en gisent à terre, de quelle façon elle s’est échafaudée, nous trouvons presque toujours qu’elle a été aveuglément construite par un homme médiocre et obstiné qui avait foi en lui et qui s’admirait. Il y a par le monde beaucoup de ces petites fatalités têtues qui se croient des providences. » (Hugo)

«  Dans tous les secteurs de la société actuelle, la bataille pour la motivation fait rage. Les chômeurs n'obtiennent un droit à l'existence qu'en fournissant les preuves d'un engagement sans relâche dans la recherche d'emplois inexistants. » (Paoli)

« Il ne pouvait donc y avoir de meilleure époque pour la conscience que celle-ci où elle devient si vite un inconvénient. » (Baudouin de Bodinat)

« Mais pour notre détriment ce monde-ci que les hommes ont rendu si inconfortable et malencontreux, ce monde de restrictions, de gênes de toutes sortes et privation vitales, ce monde étouffant et empoisonné, et dont l'examen est fait pour apporter à qui s'y livre à peu près tous les dégoûts, est le seul dont nous disposons. » (Baudouin de Bodinat)