samedi 23 décembre 2023

Carnet de citations - Poésie 7


 

« La poésie est à la fois le résultat de l'isolement et de la révolte. On me dit qu'il y a de beaux cris poétiques qui louent le monde. Mais c'est à première vue. Je pense qu'il ne s'agit là, au contraire, que de cris du cœur prêtant au monde ce que celui-ci lui refuse. Et c'est encore la révolte. »

(Ribemont-Dessaignes)


« Et toi oubliée, tes souvenirs ravagés par toutes les consternations de la mappemonde, échouée aux Caves Rouges de Pali-Kao, sans musique et sans géographie, ne parlant plus pour l'hacienda où les racines pensent à l'enfant et où le vin s'achève en fables de calendrier. Maintenant c'est joué. L'hacienda, tu ne la verras pas. Elle n'existe pas.
il faut construire l'hacienda. » (Chtcheglov)


« Quand viendra l'heure de marcher,
Beaucoup ne sauront pas
Que leur ennemi marche à leur tête.
Cette voix qui les commande
Est la voix de leur ennemi.
Celui qui parle, là, d'ennemi,
Est lui-même l'ennemi. »
(Poèmes de Svendborg - Brecht)


« Des écharpes de rails flottant au cou, les nomades entrèrent dans les bars du port. Sous des visières de brume et de fumée, des mains jouaient au poker. Les longues jambes de la durée frôlaient les respirations. Et la musique enrouée de la taille des femmes buvait la houle des demi-mots. Là, tout était prêt. La plus intime discordance effilochait les limites de la réserve dévoyée. Un vent, venu du nord le plus reculé, se leva dans l’œil des guetteurs et se mit à charrier, au fond des rues triangulaires, les parfums exotiques d'ici, d'ailleurs et de maintenant. » (Annie Le Brun)


« Feuillages minéraux breuvages ferments, nos nuits d'amour vous ressemblèrent. Les algues odorantes qui nous ombragèrent ont laissé sur nos fronts le reflet des méridiens rapides. La fuite des heures simula le vertige des hautes altitudes. » (Desnos)


« J'ai longtemps cru que j'avais grandi dans un faubourg de Buenos Aires, un faubourg aux rues hasardeuses, ouvertes sur de visibles couchants. » (Borges)


« Maintenant c'est une histoire d'obscurité stagnante
remplie par ceux que la peur maîtrise
avec une résignation terrible dans leur accroupissement »
(Marie Low)


«  Vous n'êtes pas encore totalement corrompus,
Vous n'êtes pas tous des maquereaux, des banquiers et des flics,
Vous pouvez toujours entrevoir la magie qui émerge de vos pâles horizons. »
(Marie Low)


« Hespaillier infatigable, je tirai les avirons plusieurs heures, sans que Faustroll parût découvrir l'abord enfin proche du château fuyant selon des mirages; après des rues étroites de maisons désertes espionnant notre venue par les yeux à facettes de compliqués miroirs, nous touchâmes de la fragilité sonore de notre proue l'escalier de bois ajouré du nomade édifice. » (Alfred Jarry)


Du chrysanthème automnal aux tons fins
Je prends la fleur de rosée envahie,
Pour qu'elle flotte où meurent les chagrins;
Je me sens loin; le monde, je l'oublie...
Rien qu'un cruchon ! Bien qu'on soit seul devant ,
Fini le bol ? le pot vers lui dévie...

(Tao Yuan-ming)

 


mardi 12 décembre 2023

LA DIALECTIQUE DU CONCRET de Karel Kosik - Extraits choisis 3


 

C’est seulement maintenant que nous disposons des prémisses nécessaires à une comparaison scientifique et à une analyse critique du Capital de Marx et de La phénoménologie de l’esprit de Hegel. Tous deux partent, dans la construction de leur œuvre, d’un même motif symbolique de pensée, très répandu dans l’atmosphère culturelle de leur temps. Ce motif – métaphore de la création littéraire, philosophique et scientifique – est l’« odyssée » : le sujet (individu, conscience individuelle, esprit ou collectivité) doit effectuer une pérégrination à travers le monde afin de connaître le monde et soi-même. 

 

La connaissance du sujet n’est possible que sur la base de l’activité du sujet lui-même dans le monde. Le sujet connaît le monde dans la mesure seulement où il y intervient activement ; il ne se connaît lui-même qu’en transformant le monde par son activité. Connaître le sujet revient à en connaître l’activité dans le monde. Le sujet qui revient à lui-même après avoir fait un voyage dans le monde est différent de celui qui va l’entreprendre.



Dans l’économie capitaliste, on assiste à une double permutation des individus et des choses : à une personnalisation des objets, et à une réification des personnes. Les objets sont dotés d’une volonté et d’une conscience, autrement dit : leur mouvement se réalise avec conscience et volonté, et les hommes sont les porteurs ou les exécutants de ce mouvement des choses.

(…) Si l’on examine et formule la loi interne du mouvement social – dont l’homme (homo œconomicus) est le simple support et le masque caractéristique - , on constate que cette réalité n’est qu’une apparence réelle. Si l’individu (homme) apparaît à première vue dans le rapport de production économique comme simple personnification du mouvement social des objets et si la conscience se manifeste comme exécutant (agent) de ce même mouvement, l’analyse dissipe par la suite cette apparence réelle et démontre que le mouvement social des choses n’est qu’une forme historique du rapport entre les hommes, tout comme la conscience réifiée n’est qu’une forme historique de la conscience humaine.


(L’être social) n’est pas une substance rigide ou dynamique, voire une entité transcendante qui existe indépendamment de la praxis objective, c’est le procès de production et de reproduction de la réalité sociale, c’est à dire la praxis historique de l’humanité et des formes de son objectivation.


Dans la sociologie du travail, la psychologie du travail, la théologie du travail, la physiologie du travail ou dans les analyses économiques du travail, on examine et définit, avec les concepts correspondants de la sociologie, de la psychologie, de l’économie, etc., des aspects déterminés du travail, alors que la question centrale : « qu’est-ce que le travail ? » est reçue comme allant de soi, comme une prémisse que l’on accueille sans aucune critique ni analyse préalable (et donc comme un préjugé non scientifique sur lequel on édifie toute l’investigation dite scientifique).

Le travail, dans son essence et sa généralité, ne se ramène pas à telle ou telle activité productive ou occupation de l’homme qui, en retour, exerce une influence sur sa psychologie, son habitus et sa pensée, c’est à dire sur des sphères particulières de l’être humain. Le travail est un procès qui imprègne tout l’être de l’homme, dont il constitue la spécificité. Il faut tout d’abord admettre que, dans le travail, quelque chose d’essentiel se produit pour l’homme et pour son être et qu’une connexion interne nécessaire s’établit entre la question « qu’est-ce que le travail ? » et « qu’est-ce que l’homme ? »

(…) Si le travail est faire ou procès dans lequel il se produit quelque chose pour l’homme, son être et le monde de l’homme, il est légitime que l’intérêt philosophique se concentre sur l’explication de la nature de ce « procès » ou de ce « faire » et s’attache à découvrir le secret de ce « quelque chose ». 


Le travail est un procès qui réalise une métamorphose ou médiation dialectique. Dans cette médiation dialectique, il se produit un équilibre des contradictions, qui ne sont plus antinomiques, l’unité des contradictions formant un procès ou s’y métamorphosant. La médiation dialectique est une métamorphose dont le résultat est une nouveauté ; elle est la genèse d’un élément qualitatif nouveau. Dans l’acte même de la médiation, où l’humain naît de l’animalité et le désir humain de l’instinct animal, s’élabore aussi la tridimensionnalité du temps humain : seule une créature qui surmonte par le travail le nihilisme de l’instinct animal, peut, dans l’acte même du refoulement découvrir l’avenir comme dimension de son être. Dans le travail et par son moyen, l’homme domine le temps (alors que l’animal en est dominé), car une créature capable de résister à la satisfaction immédiate de ses besoins et de les repousser « activement » fait du présent une fonction de l’avenir et tire les leçons du passé, c’est à dire découvre dans son action la tridimensionnalité du temps comme dimension de son être.


Le faire humain n’est pas divisé en deux sphères autonomes, qui seraient à la fois indépendantes et indifférentes l’une à l’autre, la première étant l’incarnation de la liberté et l’autre le champ d’action de la nécessité. La philosophie du travail, comme fait humain objectif , où se créent , en un procès nécessaire, les présuppositions réelles de la liberté, est donc aussi une philosophie du non-travail. 


Tant que nous recherchons le rapport entre le travail et structuration de la réalité sociale et humaine, nous ne découvrons rien d’économique dans le travail.

(…) Le travail en général est la présupposition du travail au sens économique, mais il ne s’identifie pas à lui. Le travail productif de richesse du capitalisme n’est pas du travail en général mais un travail bien déterminé, du travail abstrait-concret ou du travail de caractère double : cette forme seule appartient à l’économie. 


La désacralisation de la nature et sa représentation comme ensemble de forces mécaniques, soumises à la domination et à l’exploitation de l’homme, va de pair avec la désacralisation de l’homme, qui découvre qu’il est une créature que l’on peut former et modeler ou - traduit dans un langage correspondant – manipuler. C’est dans ce contexte seulement que l’on veut saisir la signification historique de Machiavel et la portée du Machiavélisme. Dans la naïve vision anecdotique (journalistique), la doctrine de Machiavel représente la quintessence des techniques du pouvoir de l’époque de la Renaissance et l’ensemble des directives d’une politique faite d’astuce et de traîtrise, de poison et de poignard. Or, Machiavel n’était pas un observateur empirique, ni un subtil commentateur de textes historiques élaborant et généralisant sur le papier la praxis courante des souverains de la Renaissance et les procédés traditionnels du monde romain. Il est entré dans l’histoire de la pensée avant tout comme analyste inflexible de la réalité humaine. Sa découverte fondamentale – correspondant à la science opérative de Bacon et à la conception moderne de la science – est le concept de l’homme comme être disponible et manipulable.

(…) La praxis se manifeste sous la forme historique de la manipulation et de la préoccupation ou – comme Marx le dira par la suite – sous la forme du sordide trafiquant. 


Le concept de praxis montre que la réalité sociale et humaine s’oppose à ce qui est donné ; c’est à dire qu’elle est élaboration et forme spécifique de l’être humain. La praxis est une sphère de l’être humain.


La praxis est l’unité active de l’homme et du monde, de la matière et de l’esprit, du sujet et de l’objet, du produit et du producteur, cette unité active se reproduisant historiquement, c’est à dire se renouvelant et se reconstituant constamment dans la pratique. La réalité humaine et sociale étant créé par la praxis, l’histoire apparaît comme procès pratique au cours duquel l’homme se distingue du non-humain ; l’humain et le non-humain ne sont jamais prédéterminés, mais se différencient dans l’histoire grâce à la pratique.


C’est seulement la dialectique du mouvement propre des choses qui transforme le futur, dévalorise le futur immédiat comme mensonge et unilatéralité et révèle comme vérité le futur médiat. (…) Mais d’où l’homme tire-t-il la connaissance de son futur immédiat pour laquelle il entame la lutte pour la reconnaissance ? La tridimensionnalité du temps, comme forme de sa propre existence, se manifeste à l’homme et se réalise dans le procès de l’objectivation, c’est à dire dans le travail.

La praxis embrasse donc – outre le travail – un moment existentiel : elle se manifeste dans l’activité objective de l’homme qui transforme la nature et imprime des significations humaines à la matière naturelle, aussi bien que dans la formation de la subjectivité humaine dans laquelle les moments essentiels comme l’angoisse, la nausée, la peur, la joie, le rire, l’espérance, etc., ne représentent pas des « expériences » passives, mais font partie intégrante de la lutte pour la reconnaissance, c’est à dire du procès de réalisation de la liberté humaine. Sans le moment existentiel, le travail cesserait de faire partie intégrante de la praxis.


La liberté ne peut pas naître du simple rapport objectif avec la nature. Ce qui, à certaines époques historiques, se manifeste comme « impersonnalité » et « objectivité » de la praxis et se trouve posé par la fausse conscience comme ce qu’il y a de plus pratique dans la praxis n’est au contraire que la praxis de la manipulation et de la préoccupation, c’est à dire la praxis fétichisée. Sans moment existentiel, c’est à dire sans lutte pour la reconnaissance, la praxis dégénère au niveau de la technique et de la manipulation.


La raison ne se crée dans l’histoire que parce que l’histoire n’est pas rationnellement prédéterminée, mais devient rationnelle. Dans l’histoire, la raison n’est pas raison providentielle de l’harmonie préétablie, ni triomphe du bien métaphysiquement prédéterminé, mais raison conflictuelle de la dialectique historique, la rationalité étant conquise de haute lutte et chaque phase historique de la raison se réalisant en conflit avec la déraison historique. Dans l’histoire, la raison devient dans la mesure même où elle se réalise. Il n’est pas dans l’histoire de raison toute prête à l’avance, supra-historique, qui se dévoilerait dans les événements historiques. La raison historique parvient à sa propre rationalité en se réalisant. 


La réalité n’est pas une réalité (authentique) sans l’homme, pas plus qu’elle n’est (seulement) la réalité de l’homme. Elle est réalité de la nature comme totalité absolue, indépendante non seulement de la conscience de l’homme, mais encore de son existence, en même temps qu’elle est réalité de l’homme qui crée, au sein de la nature et comme fraction de celle-ci, une réalité sociale et humaine, supérieure à la nature et définissant dans l’histoire sa place dans l’univers. L’homme ne vit pas dans deux sphères. Il n’habite pas pour une partie de son être dans l’histoire, et pour l’autre dans la nature. L’homme est toujours à la fois dans la nature et dans l’histoire.

En tant qu’être historique, c’est à dire social, il humanise la nature, mais il la connaît – et la reconnaît aussi – comme totalité absolue, comme causa sui se suffisant à elle-même, comme condition et présupposition de l’humanité. 

samedi 9 décembre 2023

LA DIALECTIQUE DU CONCRET de Karel Kosik - Extraits choisis 2

 

L’homme n’est pas réduit à une abstraction par la théorie, mais par la réalité elle-même. L’économie est un système et un déterminisme de rapports qui transforment sans cesse l’individu en « homme économique ». Dès que l’homme pénètre dans le règne économique, il se transforme. Dès qu’il noue des rapports économiques, il est impliqué – indépendamment de sa volonté et de sa conscience – dans un ensemble de connexions et de lois déterminées, où il accomplit ses fonctions d’homo oeconomicus. L’économie est en conséquence une sphère, dont la tendance est de changer l’homme en un être économique, car elle l’attire dans un mécanisme objectif, qui se soumet l’homme et se l’assimile.

L’homo oeconomicus n’est une fiction que si il est conçu comme une réalité existant indépendamment de l’ordre capitaliste. Comme élément du système, l’homo oeconomicus est une réalité. L’homme n’est pas défini en soi, mais en fonction du système. 


Dès lors que la réification du monde des choses et des rapports humains est la réalité, et que la science s’en préoccupe afin d’en découvrir les lois internes , la science elle-même tombe dans l’illusion et la réification, parce que, dans ce monde objectal, elle ne voit pas seulement un aspect déterminé et une étape historiquement transitoire de la réalité humaine mais la réalité humaine naturelle. 

Elle formule les lois immanentes de ce monde réifié comme étant celles du monde authentiquement humain, parce qu’elle ne connaît pas d’autre monde humain en dehors de cet univers humain aliéné. 


L’homme vit toujours au sein d’un système : en tant que partie intégrante de celui-ci, il est réduit à certains de ses aspects (fonctions) ou apparences (unilatérales ou réifiées). Mais, en même temps, l’homme est toujours au-dessus du système et – en tant qu’homme – il ne peut être réduit au système. L’existence de l’homme concret s’étend jusqu’à la sphère qui se trouve entre l’irréductibilité au système, ou sa possibilité de le surmonter, et son insertion de fait, ou sa fonction pratique, dans le système (des conditions et rapports historique). 


Chez Descartes, la raison est celle de l’individu isolé et émancipé, qui ne trouve la certitude du monde et de lui-même que dans sa conscience. Non seulement la science des temps modernes, de la raison raison rationaliste, est ancrée dans cette raison, mais celle-ci imprègne encore toute la réalité des temps modernes avec sa rationalisation et son irrationalisme. Les conséquences et la réalisation de la « raison autonome » démontrent qu’elle n’est pas indépendante, mais soumise à ses propres produits, qui, dans leur ensemble, sont déraisonnables et irrationnels. Il se produit ainsi un renversement qui fait perdre à la raison autonome son indépendance aussi bien que sa rationalité, de sorte qu’elle se manifeste comme quelque chose de dépendant et d’irrationnel, tandis que ses produits se présentent comme le centre de la raison et de l’autonomie. La raison n’a alors plus son siège dans l’homme individuel, mais hors de l’individu et de la raison individuelle.

L’irrationalité est devenu la raison de la société capitaliste moderne. 


La séparation des sciences de la nature de celles de la société, l’autonomie des méthodes fondées sur l’explication ou la compréhension, ainsi que la tendance périodique à donner un caractère naturaliste ou physicaliste aux phénomènes humains et sociaux ou à spiritualiser les phénomènes naturels, montrent à l’évidence la scission de la réalité : la domination de la raison rationaliste entraîne une pétrification de cette coupure. La réalité humaine se divise, pratiquement et théoriquement, en la sphère de la « raison », c’est à dire en un monde de la rationalisation, des moyens, de la technique, de l’efficacité, et en un domaine des valeurs et significations humaines, qui, paradoxalement, deviennent le champ de l’irrationnel. C’est dans cette division que se réalise de manière spécifique l’unité du monde capitaliste. 


La raison dialectique est un procès universel et nécessaire de la connaissance et de l’élaboration du réel ; elle ne laisse rien en dehors de sa sphère, du fait qu’elle est aussi bien la raison de la science et de la pensée que celle de la liberté et de la réalité humaines. La déraison de la raison, cette limitation historique de la pensée, provient de ce que le rationalisme n’admet pas que la négativité est son propre produit. La rationalité de la raison exige donc qu’elle reconnaisse la négativité comme le produit de la raison elle-même, celle-ci se sachant négativité en développement historique continu et son activité étant de poser et résoudre en toute conscience les contradictions.


Dans la mémoire humaine, le passé devient présent, le temporel étant surmonté. En effet, le passé n’est pas pour l’homme quelque chose d’inutile qu’il laisse derrière lui, mais quelque chose qui entre dans son présent de manière constitutive, comme nature humaine qui se crée et s’élabore.

Les étapes historiques du développement de l’humanité ne sont pas des formes creuses et dépourvues de vie, parce que l’humanité a atteint des formes de développement plus hautes, mais elles s’intègrent continuellement dans le présent grâce à l’activité (praxis) créatrice de l’humanité. Ce procès d’intégration est aussi critique et valorisation nouvelle du passé.


Le Capital a provoqué dès le début une grave confusion dans les rangs des interprètes, une chose seule étant claire : il ne s’agit pas d’un ouvrage économique au sens courant du terme, l’économie y étant conçue d’un point de vue particulier et en liaison étroite avec la sociologie, l’histoire et la philosophie. À en juger par l’histoire de ses interprétations, la problématique du rapport entre science (économie) et philosophie (dialectique) est primordial dans Le Capital. Le rapport entre économie et philosophie n’est pas simplement un thème qui caractérise certains aspects de l’ouvrage de Marx puisqu’il ouvre accès à l’essence et à la spécificité du Capital.


Si tout concept, quel qu’il soit, renferme toujours l’élément de la relativité, c’est qu’il est à la fois une étape historique de la connaissance humaine et un moment de son perfectionnement.


STRUCTURE DU CAPITAL

De la forme élémentaire de la richesse capitaliste et de l’analyse de ses éléments, l’analyse passe au mouvement réel de la marchandise et décrit le capitalisme comme un système créé par le mouvement d’un « sujet automatique » (valeur). Le système apparaît ainsi comme un ensemble qui se reproduit sans cesse à une échelle élargie, de l’exploitation du travail d’autrui, c’est à dire comme mécanisme de domination du travail mort sur le travail vivant, de la chose sur l’homme, du produit sur le producteur, du sujet mystifié sur le sujet réel, de l’objet sur le sujet. Le capitalisme est un système de la réification ou de l’aliénation totale, système dynamique, qui se gonfle cycliquement et se reproduit au milieu de catastrophes, les hommes y apparaissant sous le masque caractéristique de fonctionnaires ou d’agents de cette machine, c’est à dire comme ses parties ou éléments constitutifs.

La marchandise, qui se manifeste d’abord comme une chose extérieure et banale, exerce dans l’économie capitaliste la fonction de sujet mystifié et mystifiant, dont le mouvement réel crée le système capitaliste. Que le sujet réel de ce mouvement social soit la valeur ou la marchandise ; il n’en reste pas moins que les trois volumes théoriques du Capital retracent l’« odyssée » de ce sujet, c’est à dire décrivent la structure du monde capitaliste et la manière dont il est créé par son mouvement réel. 

dimanche 3 décembre 2023

La nouvelle raison du monde


 

La nouvelle raison du monde  

Essai sur la société néolibérale (2009/2010)

de Pierre Dardot et Christian Laval

 

Présentation :

« Il est devenu banal de dénoncer l'absurdité d'un marché omniscient, omnipotent et autorégulateur. Cet ouvrage montre cependant que ce chaos procède d'une rationalité dont l'action est souterraine, diffuse et globale. Cette rationalité, qui est la raison du capitalisme contemporain, est le néolibéralisme lui-même. Explorant sa genèse doctrinale et les circonstances politiques et économiques de son déploiement, les auteurs lèvent de nombreux malentendus : le néolibéralisme n'est ni un retour au libéralisme classique ni la restauration d'un capitalisme " pur ". Commettre ce contresens, c'est ne pas comprendre ce qu'il y a précisément de nouveau dans le néolibéralisme : loin de voir dans le marché une donnée naturelle qui limiterait l'action de l'État, il se fixe pour objectif de construire le marché et de faire de l'entreprise le modèle du gouvernement des sujets.
Par des voies multiples, le néolibéralisme s'est imposé comme la nouvelle raison du monde, qui fait de la concurrence la norme universelle des conduites et ne laisse intacte aucune sphère de l'existence humaine. »

 

Extraits choisis :


Mieux vaut dire que le capitalisme s'est réorganisé sur de nouvelles bases dont le ressort est la mise en œuvre de la concurrence généralisée, y compris dans l'ordre de la subjectivité.


L'État est désormais tenu de se regarder lui-même comme une entreprise, tant dans son fonctionnement interne que dans sa relation aux autres États. Ainsi, l'État, auquel il revient de construire le marché, a en même temps à se construire selon les normes du marché.


À la gouvernementalité néolibérale comme manière spécifique de conduire la conduite des autres, il faut donc opposer un double refus non moins spécifique : refus de se conduire vis-à-vis de soi-même comme entreprise de soi et refus de se conduire vis-à-vis des autres selon la norme de la concurrence. (...) L'invention de nouvelles formes de vie ne peut-être qu'une invention collective, due à la multiplication et à l'intensification des contre-conduites de coopération.


Il est frappant de constater à quel point la mise en question des droits sociaux est étroitement liée à la mise en question des fondements culturels et moraux, et pas seulement politiques, des démocraties libérales. Le cynisme, le mensonge, le mépris, le philistinisme, le relâchement du langage et des gestes, l'ignorance, l'arrogance de l'argent et la brutalité de la domination valent des titres à gouverner au nom de la seule "efficacité". Quand la performance est le seul critère d'une politique, qu'importe le respect des consciences, de la liberté de pensée et d'expression ...


La croyance selon laquelle la crise financière sonne d'elle-même la fin du capitalisme néolibéral est la pire des croyances. Elle fait peut-être plaisir à ceux qui pensent voir la réalité se porter au-devant de leurs désirs sans qu'ils aient à bouger le plus petit doigt. (...) Elle est au fond la forme de démission intellectuelle et politique la moins acceptable.  

Le capitalisme néolibéral ne tombera pas comme un "fruit mûr" du fait de ses contradictions internes. Il n'y a rien que des hommes qui agissent dans des conditions données et qui cherchent par leur action à s'ouvrir un avenir.


 

vendredi 1 décembre 2023

LA DIALECTIQUE DU CONCRET de Karel Kosik - Extraits choisis 1

 

« En opposition au monde du pseudo-concret, le monde de la réalité concrétise la vérité, celle-ci n'étant ni donnée ni déterminée à l'avance comme une copie achevée et invariable, qui se trouverait dans la conscience humaine. C'est au contraire un monde où la vérité devient. »


« La dialectique vise la « chose elle-même ». Mais celle-ci ne se manifeste pas directement à l’homme . Pour la saisir, il lui faut accomplir un effort et même un détour. C’est pourquoi la pensée dialectique distingue entre représentation et concept de la chose, et n’y voit pas seulement deux formes ou degré de la connaissance, mais encore et surtout deux qualités de la praxis humaine. »


« Il existe une différence fondamentale entre ceux qui considèrent la réalité comme totalité concrète, c'est à dire comme un ensemble structuré en évolution et en création, et ceux qui affirment que la connaissance humaine, peut atteindre, ou non, la totalité des aspects et des faits, c'est à dire l'ensemble des propriétés, choses, rapports et procès de la réalité. Dans ce dernier cas, la réalité est conçue en tant que somme de tous les faits. Comme la connaissance humaine ne peut jamais en principe embrasser tous les faits, ne serait-ce que parce qu'on peut toujours leur ajouter des faits et aspects nouveaux, on qualifie de mystique la thèse de la concréité ou de la totalité. En fait, totalité ne signifie aucunement somme de tous les faits. Elle signifie réalité comme ensemble structuré et dialectique dans lequel - ou à partir duquel - des faits quels qu'ils soient (groupe ou ensemble de faits) peuvent être compris rationnellement. Rassembler tous les faits n'est pas encore connaître la réalité, et tous les faits (réunis) ne constituent pas encore la totalité.
Les faits permettent une compréhension de la réalité, s'ils sont conçus comme faits d'une totalité dialectique, comme des parties structurant la totalité, et non comme des atomes immuables, indivisibles et irréductibles. »


« Le principe méthodologique de l'analyse dialectique de la réalité sociale est le point de vue de la totalité concrète. Cela signifie avant tout que chaque phénomène peut-être saisi comme élément d'un tout. Un phénomène sociale est un fait historique dans la mesure où il est examiné comme élément d'un tout déterminé, de sorte qu'il remplit une double tâche grâce à quoi seulement il devient vraiment un fait historique : d'une part se définir soi-même ; d'autre part, définir l'ensemble, en étant à la fois producteur et produit, à la fois déterminant et déterminé, à la fois révélateur et déchiffrement de lui-même, en apportant sa signification propre en même temps que celle d'autre chose.
Cette liaison réciproque et cette médiation de la partie et de la totalité signifient en même temps : les faits isolés sont des abstractions dissociées artificiellement de la totalité; ils n'acquièrent vérité et concréité qu'en étant insérés dans leur véritable ensemble. De même, l'ensemble dont les éléments composants ne sont pas différenciés ni déterminés ne serait qu'abstraction creuse. »


« Au fur et à mesure de sa progression, la connaissance dialectique de la réalité fait évoluer les concepts, car elle n'est pas systématisation de concepts qui procède par sommation et repose sur une base immuable et découverte une fois pour toute. (...). La compréhension dialectique de la réalité n'implique pas seulement que les parties et l'ensemble se trouvent en un rapport d’interaction et de connexion interne, mais encore que l'on ne peut pétrifier la réalité en une abstraction planant au-dessus des parties, car ce n'est que par l’interaction des parties que s'élabore la totalité. »

 

« Dans l’histoire de la pensée philosophique, on relève trois conceptions fondamentales de l’ensemble ou totalité, fondées sur une vision déterminée de la réalité et postulant un principe épistémologique propre :

1. La conception atomistique et rationaliste, de Descartes à Wittgenstein, qui considère la totalité comme somme des éléments et des faits les plus simples ;

2. La conception organiciste et organico-dynamique, qui formalise la totalité et souligne la priorité de la totalité sur les parties (Schelling, Spann) ;

3. La conception dialectique (Héraclite, Hegel, Marx) qui considère la réalité comme totalité structurée en développement et en création. (p.35)


La réalité sociale n’est pas considéré comme totalité concrète si, au sein de cette totalité, l’homme est perçu uniquement ou essentiellement comme objet, et qu’en conséquence on ne reconnaît pas, dans la praxis historico-objective de l’humanité, l’importance fondamentale de l’homme comme sujet.

La concréité ou la totalité de la réalité ne pose pas en premier la question de savoir si les faits sont entiers ou imparfaits, mais plus fondamentalement : Qu’est-ce que la réalité ? En ce qui concerne la réalité sociale, on peut répondre à cette question par une autre : Comment s’élabore la réalité sociale ? Poser ces questions sur ce qu’est la chose et sur la manière dont se crée la réalité, c’est partir d’une conception révolutionnaire de la société et de l’homme.(p.36)


La mystification et la fausse conscience des hommes par rapport aux événements du présent ou du passé font partie intégrante de l’histoire. C’est altérer l’histoire que de considérer la fausse conscience comme un phénomène secondaire ou contingent, voire de l’éliminer comme mensonge ou erreur sans rapport avec l’histoire. (p.38)


Si le quotidien est le « vernis » phénoménal de la réalité, on ne peut le dépasser en sautant d’un bond du quotidien à l’authentique, mais en abolissant dans la pratique la fétichisation du quotidien et de l’histoire, c’est à dire en détruisant effectivement la réalité réifiée tant dans son apparence que dans son essence réelle.

Nous avons montré que, si l’on sépare radicalement le quotidien du changement et de l’histoire, on en vient d‘une part à mystifier l’histoire, limitée à celle des grands de ce monde, d’autre part à vider le quotidien de tout contenu, à banaliser et à sanctifier la vie de tous les jours. Le quotidien séparé de l’histoire est vidé de son contenu et réduit à une immutabilité absurde, tandis que l’histoire détachée du quotidien se transforme en un colosse absurdement impuissant, qui fait irruption comme une catastrophe dans le quotidien sans réussir cependant à le changer, à en éliminer la banalité et à lui procurer un contenu. (p.56)