« Le
saut qualitatif du refus, partout nécessaire, que constituerait le
choix de poser hardiment les problèmes de la vie réelle en
affirmant sans ambages qu'ils sont insolubles dans le cadre social
existant, ce choix parait hors de portée des conflits du moment, non
parce que la possibilité en aurait été ignorée - la question
sociale affleure dans toutes les conversations autour des nuisances,
et la question des nuisances surgit dans toutes les conversations -
mais plus simplement, parce qu'il n'a jamais été fait. Il n'y a pas
de précédent et c'est ce qui manque. Mais plus rien ne manque pour
que se crée un précédent. » (Encyclopédie
des Nuisances)
Je souhaiterais revenir ici
sur les notions d'individu, d'individualité, d'individualisme car
une grande confusion règne autour de ces termes; avec en arrière
plan, le problème de la liberté individuelle, de la conscience
individuelle.
Il ne semble pas abusif de
concevoir l'histoire elle-même comme un long cheminement vers la
liberté individuelle et la conscience qui doit l'accompagner. Mais
tout le monde aura remarqué que quelques complications sont arrivées
en cours de route. Certains, dans leur empressement vers cette
liberté si souhaitable, ont trouvé plus commode et plus rapide de
la construire aux dépens de celles des autres sans plus se
préoccuper d'une conscience quelconque. Ce n'est évidement pas le
lieu de faire l'historique des avatars successifs de cette forme de
liberté là en ses multiples variantes culturelles mais il me semble
intéressant de s’arrêter quelque peu sur la dernière,
probablement la plus monstrueuse de toute puisqu'elle est parvenue à
s'universaliser. Je veux bien sûr parler de la liberté du marché.
Alias le capitalisme, alias la société du spectacle, alias le
libéralisme, également désigné depuis quelque temps comme le
néo-libéralisme. Mais peu importe finalement puisque le socle en
est le même. Un socle construit autour d'une idéologie bien
particulière affirmant l'incurable égoïsme de l'individu et
désignant cet égoïsme comme étant le propre et le noyau de la
nature humaine. Et c’est donc au nom de cette liberté là que se
sont construits et renforcés continuellement dans les derniers
siècles les différents éléments constitutifs de notre servitude
contemporaine : l’État et sa bureaucratie, la violence du
capital avec le travail, l’argent, les inégalités croissantes et
au bout la séparation généralisée. Servitude qui n’a fait que
s’accélérer dans les dernières décennies par le biais d’une
technologie dévastatrice entièrement dévouée à la prédominance
totalitaire du marché comme unique régulateur.
Que notre servitude
contemporaine se soit construite au nom d’une soi-disant liberté
individuelle, voilà qui ne peut que laisser songeur. Mais revenons à
ce désir de liberté individuelle originel et à la conscience qui
devrait l’accompagner et s’est visiblement perdue en route. Car
tous ceux qui ont su garder quelque ouverture vers cette conscience
là qui, le plus souvent, passe par le chemin du sensible - et ils
sont malgré tout encore assez nombreux - savent que cette
pseudo-liberté que l’on veut leur vendre, à prix fort, ne
ressemble en rien à celle à laquelle ils aspirent. La destruction
du lien social, consubstantielle à la nature même du capitalisme, a
en effet pour conséquence de nous priver de l’essentiel de ce qui
peut donner sens à la liberté et à la vie, à savoir la
possibilité de prendre place dans un monde commun, soucieux de
l’intérêt général dont en finalité dépendra toujours le
nôtre.
« Ce qui
s'est produit dans la modernité ou ce que la modernité a produit,
c'est la "rupture du lien de l'homme et du monde", c'est,
pour l'homme, "une perte du monde". Une "perte du
monde" : voilà ce qui me parait être le sens profond et
authentique du concept d'aliénation. (…) Si le corps social est à
ce point docile et soumis, c'est parce qu'il a été dépossédé de
tout moyen lui permettant d'exercer une maîtrise et de déployer une
puissance propre. Or cette dépossession des conditions de l'exercice
d'une puissance propre est l'effet même des dispositifs en tant
qu'ils produisent de la subjectivité : en tant qu'ils engendrent des
processus de subjectivation, les dispositifs produisent des êtres
qui sont sujets non pas seulement dans la mesure où ils sont
assujettis, mais d'abord dans la mesure où ils sont des
subjectivités abstraites, séparées, coupées des lieux, des
milieux, des moyens et des conditions sans lesquels ils ne peuvent
plus déployer aucune puissance d'agir propre, ni exercer aucune
maîtrise active de leur propre vie. » (Fischbach
- « Sans objet »)
La question qui devrait
alors se poser à tous, c’est comment pouvons-nous reprendre place
dans ce monde commun, en reconstruire la réalité, à partir de ces
individualités tronquées et sans véritable conscience qu’a
produit le capitalisme. Individualités si bien réduites qu’elles
ont déjà le plus grand mal à envisager de pouvoir se remettre en
cause sans que cela provoque l’écroulement immédiat de ce
qu’elles considèrent comme étant leur identité propre. C’est
pourtant à travers ces identités péniblement construites, le plus
souvent en reniant tout ce qui pourrait donner sens à nos vies, que
le monde aliéné du capitalisme nous possède ; qu’il
détermine une grande part de nos comportements, de nos choix, de nos
impulsions quotidiennes de tout ordre.
L’individualité produite
dans un monde régit par la logique marchande est elle-même un
produit, une sorte de marchandise particulière qui comme toute
marchandise est appelée à prendre place sur le marché, est amenée
à devoir se vendre. Le système éducatif en son ensemble a du
lui-même se plier progressivement à cette malheureuse exigence :
devoir produire des marchandises compétitives. Et la famille, lieu
originel de la formation de l’individu, a suivi par son
empressement à promouvoir la « réussite » de ses
rejetonnes et rejetons sans trop se préoccuper des sortes de vie
auxquelles cela les destinait. Sans même parler du fait que cette
compétition déterminée par la froide logique de capitalisme ne
peut que mener le plus grand nombre à des impasses.
Replaçons-nous maintenant
dans la perspective du projet communaliste – projet qui ne peut
s’envisager sans qu’il soit accompagné par l’établissement
général d’une démocratie directe. De multiples assemblées
prendraient place partout sur le territoire, devenant de fait les
organes premiers du débat démocratique et les lieux où seraient
prises l’essentiel des décisions. Inutile de préciser qu’une
telle possibilité ne s’ouvrira réellement que consécutivement à
une période révolutionnaire ayant mi à bas et destitué les
principaux organes structurels du capitalisme. Toutefois, même en
envisageant le plus positivement possible ces circonstances et
qu’aient été donc abattus les instruments les plus évidents
permettant la domination et la perpétuation de ce qui s’y oppose,
nous devrons faire face lucidement à l’un de ses prolongements des
plus insidieux, le capitalisme en nous-même.
A des degrés divers, avec
de nombreuses variantes, le capitalisme a été le moule de ce que
nous appelons nos individualités. Il nous faudra certainement du
temps, ne serait-ce que pour retrouver l’usage d’une liberté et
d’une conscience individuelle en mesure de prendre place dans le
commun et pour retrouver également une dynamique de la confiance en
l’autre au niveau de cette forme sociale et politique entièrement
renouvelée que se doit d’être le communalisme.
Il est plus facile, certes,
de nier ce problème, de s’aveugler sur son omniprésence dans
notre quotidienneté même, de refuser de voir ce que le capitalisme
a fait de nos subjectivités. Cet aveuglement ne résout pourtant
aucun problème, nous empêche même de les voir arriver. Ainsi, dans
ce cadre là, les tentatives de certains d’instaurer ou de
réinstaurer un pouvoir sur les autres perdureront, la passivité du
plus grand nombre continuera de même à peser sur les dynamiques de
changement, la difficulté pour beaucoup à prendre place ne
disparaîtra pas. Car avant toute chose et prioritairement, il nous
faut sortir de cette impasse sociétale et existentielle que
constitue le capitalisme, retrouver le cours d’une histoire réelle
où chacun aura effectivement sa place et trouvera du sens à
l’occuper ; retrouver ainsi la maîtrise de nos vies dont nous
avons été dépossédés. Ce n’est qu’en nous libérant
historiquement du capitalisme que nous nous libérerons également
des cohortes d’aliénations diverses qu’il a produit en chaque
individu.
L’écologie sociale ne
peut se passer de faire le bilan de ce à quoi elle est confrontée
en termes de réalité sociale ; c’est la moindre des choses
si elle veut être prise au sérieux. Renoncer au monde illusoire du
capitalisme et de son outil étatique, c’est aussi renoncer à un
monde qui a besoin d’illusions. La première de ces illusions
consiste à croire que nous pourrions instantanément retrouver des
individus libres et conscients, pleinement autonomes et en mesure de
s’insérer et de prendre place dans une histoire humaine
renouvelée. La seconde, illustrée abondamment par l’histoire et
de manière assez sinistre, serait de croire qu’une avant-garde
éclairée pourrait temporairement prendre le relais. La démocratie
directe devra donc très rapidement s’imposer comme unique source
d’un pouvoir qui ne devra pouvoir être contourné.
La démocratie directe des
assemblées est le moyen, non le but, pour mettre un terme aux
inégalités existantes, d’une part en permettant à chacun de
pouvoir progressivement y prendre place réellement, d’autre part
en faisant tout le nécessaire pour que personne ne puisse s’emparer
de ce pouvoir à son profit. Pour se faire et abolir les classes
sociales, elle devra au plus vite communaliser l’ensemble des
moyens de production et démarchandiser la force de travail tout en
sortant de la vision productiviste du capitalisme.
C’est pourquoi la plus
grande illusion est certainement de croire que nous pourrions accéder
à une forme d’organisation sociale communaliste pérenne sans en
finir avec le capitalisme non seulement comme système de domination
global mais aussi comme lieu privilégié de l’aliénation de
l’individu.
Un
premier constat, il nous faut donc penser le communalisme sous deux
niveaux :
-
La façon dont il peut commencer à prendre place, de manière
diffuse, sous la domination étatico-capitaliste,
-
Ce que pourrait-être une société communaliste débarrassée de
cette domination.
Cette
dualité de l’approche est en elle-même problématique parce que
source de confusions diverses et souvent d’incompréhensions et de
malentendus.
Il
y a donc d’un coté ce qu’il est possible de commencer à mettre
en œuvre sur des terrains et dans des cadres eux-mêmes divers (la
ville, la campagne) – de l’autre, ce que nous souhaiterions
pouvoir atteindre une fois débarrassés des formes partout présentes
de la domination.
Malgré
l’apparente simplicité de ce constat, bien peu en mesurent toutes
les conséquences pratiques et psychologiques. Certains voulant, au
nom d’un « réalisme » revendiqué, utiliser tous les
moyens disponibles qui s’offrent à eux dans l’actuel cadre
sociétal – d’autres ne voulant pas s’écarter de l’idéal
visé et se refusant à des compromis jugés dangereux en leurs
aboutissements.
Cette
tension est au cœur de toutes les expériences actuelles et exige la
plus grande lucidité à son égard. Il serait dommage toutefois de
la voir comme pure négativité puisque les deux approches ont leur
lieu de légitimité.
Cela
fait bien sur émerger les questions de stratégie qui doivent
pleinement trouver leurs places dans les débats démocratiques
internes pour que chacun sache bien vers quoi il déploie ses
efforts. Le « cela va de soi » est absolument à éviter
en ce domaine ainsi que la culture du secret qui a pour effet
principal de faire apparaître de nouvelles hiérarchies.
Cela
fait également émerger la question du politique et la recherche
permanente, jamais acquise, d’une dynamique effective, à
l’intérieur d’un groupe, d’une assemblée délibérative.
L’une
des pires erreurs est de vouloir à tout prix maintenir l’illusion
d’une harmonie permanente d’un groupe et donc de tenter de mettre
« sous le manteau » les oppositions et divergences qui
peuvent y naître. Certaines formes conflictuelles sont intrinsèques
au principe même de la démocratie, lui sont même nécessaires pour
maintenir sa dynamique. Il faut donc ne pas avoir peur de s’y
confronter pour pouvoir en faire émerger la nature et se mettre
ainsi en mesure de pouvoir les dépasser et les résoudre. En
refusant également de s’y enliser car certaines contradictions ne
trouveront leur résolution que dans la reprise du cours effectif
d’une histoire se libérant du carcan capitaliste.
Nous
sommes ce que nous vivons. Et ce que nous avons vécu tous, chacun à
notre manière, c’est la barbarie des rapports sociaux à
l’intérieur d’une société profondément corrompue ; le
mensonge, les logiques concurrentiels, la tentation de vouloir
supplanter les autres, les tourments narcissiques, l’acceptation
passive d’inégalités de condition parfaitement injustifiables.
Aucun d’entre nous n’en est totalement indemne. Et chacun d’entre
nous porte donc, plus ou moins consciemment, son lot d’aliénations
diverses dont il faut apprendre à se débarrasser si nous voulons
accéder à une autre manière de vivre.
Le
Communalisme ne peut se limiter à n’être qu’un cadre sociétal
différent en sa forme; il se doit d’être effectivement une
autre manière de vivre en mesure de nous transformer en des êtres
humains dignes de ce nom et d’ouvrir à chacun toutes ses
potentialités créatives avec le désir de les offrir à tous.
Steka