vendredi 28 février 2014

Changer la vie quotidienne ...


Lorsque Henri Lefebvre publia ce livre en 1961 il apporta un incontestable renouvellement à l'analyse sociologique, loin de la froideur du monde désincarné des statistiques.
Dès le début il proclame son ambition d'à la fois saisir la vie quotidienne dans sa diversité, sa complexité, et dans le même temps de tenter de maintenir une cohérence de son analyse critique.
C'est-à-dire qu'il intègre pleinement les contradictions apparentes de la vie des gens pour à partir de ces contradictions faire émerger une compréhension globale.
"Toute vie humaine est marche ou démarche vers un possible, ouverture ou fermeture des possibles, supputation et option tenant compte des aléas et de l'intervention des "autres"."



Lefebvre ne se complet alors dans aucun constat désabusé mais propose de nombreuses pistes pour revivifier une vie quotidienne écrasée par le poids du fétichisme de la marchandise et de l'argent.
"Les rêves, avec leur discontinuités, leurs surprenants "suspenses" et leurs absurdités apparentes résument le passage du besoin au désir. Ils refont le chemin de la certitude du besoin à l'incertitude du désir".
Bien que souvent cité en référence, Lefebvre a eu fort peu de continuateurs dans le monde de la sociologie parasité par les « experts » aux ordres du système. " Les spécialistes ont tous les droits, sauf celui d'imposer silence à la pensée critique au nom d'une conception du réel qu'ils explicitent rarement et qui ne s'impose en rien."
Pour tous ceux qui gardent le projet et l'espoir d'une véritable transformation de notre société, la lecture attentive de ce livre sera du plus grand profit et certainement se surprendront-ils, par exemple, qu'alors Lefebvre ait pu concevoir "une société où chacun - retrouvant la spontanéité de la vie naturelle et l'élan créateur initial - percevrait le monde en artiste, jouirait du sensible avec un œil de peintre, avec une oreille de musicien, avec un langage de poète. L'art, dépassé, se résorberait ainsi dans une quotidienneté métamorphosée par sa fusion avec ce qui restait hors d'elle."
La comparaison avec les perspectives d'avenir que nous "offrent" désormais nos braves politiciens et analystes contemporains ne peut, en effet, que donner le vertige.
On notera qu'à la grande différence de tous ces brillants « spécialistes » qui campent désormais à temps complet sur les médias, un grand nombre des thèses critiques de Lefebvre se vérifient quotidiennement, en les contredisant ...

Carnet de citations - Histoire/ Historiosophie 3



« Les moujiks de Soukhodol ne racontaient rien. Et qu'auraient-ils pu raconter ? Ils n'avaient même aucune tradition. Les tombes chez eux, restaient anonymes. Et l'existence de l'un ressemblait tant à celle de l'autre, toutes indigentes, aucune ne laissant de traces ! » (Bounine)

« Appliquons notre oreille au sol, écoutons gronder le fleuve incandescent de la passion : alors, dans son mugissement, nous percevons un choc, un spasme, une clameur - un rire atroce : la percée de l'humaine dérision. » (Rang)

« Dans le retour présent de la révolution, c’est l’historique lui-même qui est l’inattendu  pour les
penseurs de l’État, comme il est naturel, et pour toute la canaille de la pseudo-critique. » (Viénet)

« Dans une brève esquisse d'organisation nationale que la Commune n'eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne et que dans les régions rurales l'armée permanente devait être remplacée par une milice populaire à temps de service extrêmement court. Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif de leurs électeurs.
L'unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d’État qui prétendait être l'incarnation de cette unité, mais se voulait indépendant de la nation même, et supérieure à elle, alors qu'il n'en était qu'une excroissance parasitaire. » (Marx)

« (à propos de Thiers)
Il n'y a rien de plus horrible dans le grotesque qu'un Tom Pouce qui affecte de jouer les Tamerlans. » (Marx)

« Le catastrophisme exprime bien sûr avant tout les peurs et les tristes espoirs de tout ceux qui attendent leur salut d'une sécurisation par le renforcement des contraintes. » (Riésel)

« Les vrais « crimes » de la Commune,ô bourgeois de tous poils et de toutes couleurs: monarchistes, bonapartistes, et vous aussi républicains roses et même écarlates; les vrais crimes de la Commune qu'à son honneur vous ne lui pardonnerez jamais ni les uns ni les autres, je vais vous les énumérer...La Commune, c'est le parti de ceux qui avaient d'abord protesté contre la guerre en juillet 1870, mais qui, voyant l'honneur et l'intégrité de la France compromis par votre lâcheté ont tenté l'impossible pour que l'envahisseur fût repoussé en dehors des frontières...La Commune, pendant 6 mois, a mis en échec votre oeuvre de trahison...La Commune a démontré que le prolétariat était préparé à s'administrer lui-même et pouvait se passer de vous...La réorganisation des services publics que vous aviez abandonné en est la preuve évidente...La Commune a tenté de substituer l'action directe et le contrôle incessant des citoyens à vos gouvernements, tous basés sur la raison d'Etat, derrière laquelle s'abritent vos pilleries et vos infamies gouvernementales de toutes sortes...Jamais, non jamais, vous ne lui pardonnerez. » (Lefrançais)

« Un demi-siècle après Solon, la cosmologie ionienne place la diké au centre de l'univers. Dans le système d'Anaximandre, le cosmos tout entier apparaît comme une cité où " les êtres se donnent mutuellement réparation et compensation pour leur injustice, selon l'ordre du temps " : le mouvement éternel qui tend à rétablir l'équilibre perpétuellement menacé par la lutte des contraires et la pléonexia (croissance des choses les unes aux dépens des autres) existe non seulement dans la vie humaine, ainsi que le pensait Solon, mais dans l'ensemble de l'univers. » (Papaioannou)

jeudi 27 février 2014

Réflexions diverses sur la séparation



La base de ma réflexion mais aussi de mon positionnement pratique a consisté à placer la relation humaine, le rapport humain, au centre de la réalité historique ; dans ses contenus, dans son devenir mais aussi dans les différentes formes de son expression antérieure.
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Dans un monde où prédomine la représentation, l’estime est devenu la fausse monnaie des rapports humains. La recherche permanente de l’estime est devenu un besoin maladif car désormais ce qui est recherché ce n’est pas la reconnaissance de ses capacités effectives de mise en œuvre mais une forme de complicité tacite à l’image que l’on veut donner de soi,  au mensonge. Il ne s’agit donc de rien d’autre que d’un renoncement à sa réalité propre et à la possibilité d’une vie effective. Un « lâcher la proie pour l’ombre ».

Ne pas agir est un choix. Ce choix comme tous les choix a des conséquences qu’il faut assumer. Ne pas agir n’exonère nullement de la responsabilité de ce qui existe.

Les « gens » n’aiment pas du tout le comportement des gens et trouvent même beaucoup à y redire. Curieusement, c’est même souvent sur ce terrain que les « gens » trouvent une manière d’accord.

Dans un monde dominé par le spectacle, ce n’est pas la différence qui pose problème avec l’autre mais cette différence qui n’est pas lui-même, qui résulte d’un mode de représentation inculqué par la logique marchande. L’autre qui m’intéresse, c’est celui qui a su construire sa différence à partir de sa propre réalité effectivement vécue et lui donner ainsi un contenu.
La différence sans contenu ne peut provoquer que l’ennui et l’indifférence sinon l’hostilité.

Traits caractériels contemporains : Autonomie fictionnelle et dépendance effective, Permanence de l’illusion, Dynamique résistible, Passivité organisée, Modestie narcissique, Individualisme craintif.

Pour ceux qui ne comprennent pas le concept de « Spectacle », il serait possible de dire « La société du mensonge élaboré en mode de vie ». Ce mensonge n’est pas seulement celui des médias, comme certains feignent de le croire mais il est aussi celui qui est exigé de chaque individu pour pouvoir appartenir à cette société et s’en faire reconnaître.
C’est pourquoi « se faire sa place » dans cette société équivaut précisément à se renier.

Nous sommes désormais réduits à rechercher le dialogue à tâtons dans un Babel des consciences (le plus souvent des fausses consciences).
C’est le champ des expériences communes qui a été anéanti par le règne de la domination marchande où toute expression de l’individualité devient séparation, où l’autre est potentiellement mon ennemi.
 Dans le monde du Spectacle, le passage obligé par la projection de l’image de soi où toute profondeur est niée, mène obligatoirement à la tentative de supplanter l’autre et est précisément ressenti comme tel. C’est ainsi que le rapport à l’autre devient systématiquement expérience de la séparation ; combat d’images où la communication des êtres est totalement absente.
 Rien ne concrétise mieux l’inhumanité des temps présents ; c’est pourquoi, qu’au delà des multiples « injustices » et désastres dont ce monde regorge, c’est bien ce processus de destruction du rapport humain qui me semble être le « souci » principal.

De la politesse à la servitude



Une des conséquences majeures du Spectacle (derrière laquelle se dissimule la domination de la logique marchande), c’est que chacun ne veut y être vu qu’à travers ce qu’il veut montrer.
Ce qui est bien sur un obstacle absolu à tout amour, amitié et même à toute relation humaine digne de ce nom.
 Ceci n’a rien d’une réflexion philosophique mais est le simple constat de la  réalité quotidienne.
Quand je dis que chacun ne veut être vu qu’à travers ce qu’il veut montrer, je ne désigne pas ici les menteurs et falsificateurs professionnels du système ; à savoir, les politiciens, les médiatiques, les experts de tout poil puisque ceux la sont payés pour mentir.
 Non, je parle bien de cette illusion qui est directement produite en chacun par la forme sociale actuelle, le Spectacle.Ce n’est pas un choix, c’est une fuite.
 Cette société a rendu presque impossible le être-un : dans chaque milieu, avec chaque relation, les codes de représentation  varient et les individus sont amenés constamment à changer de visage, à s’adapter, à se rendre « acceptables » par ce milieu.
Il ne s’agit donc plus du tout d’une stratégie consciente mais au contraire d’un effacement progressif de l’être.
Pour être accepté, aimé, estimé par tel groupe de personnes je dois être comme cela ; et juste un peu plus tard pour recueillir l’approbation dans un milieu différent, il faut que j’en sois un autre.
Et encore, et encore.
 En finalité le caméléon devient tout à fait inconscient de ses changements successifs.
 Et surtout, il ne voit plus du tout comment il pourrait procéder autrement et finit par croire qu’il n’y a pas d’autres alternatives que ces sauts permanents.
 Il ne se conçoit pas comme un menteur et peut même finir par croire qu’il est simplement « poli ».
Mais « ce que l’on veut montrer » tourne aussi autour du problème de l’identité qui s’est totalement diluée dans un agglomérat d’images successives de soi.
Car entre les différentes séquences sociales, qui suis-je.
Le communautarisme se présente alors comme refuge face à l’angoisse de la perte d’identité.
Même si tout est mensonge par ailleurs, j’adopte les codes d’une communauté ou je peux me retrouver (même si ces codes vont à l’encontre de ma propre liberté) car c’est la seule manière de retrouver une identité.
Et peu importe si finalement dans ce processus je perds mon être propre et mon autonomie ...

mercredi 26 février 2014

"La Cité à travers l'histoire" de Lewis Mumford

A travers ce magistral ouvrage sur le rôle de la cité dans l'histoire et sur l'histoire des cités, Lewis Mumford fait apparaitre certain points cruciaux qui du fait de leur universalité restent plus que jamais d'actualité.
"Les premières cités allaient élever leurs édifices de pierre, pour opprimer ou pour rassembler, pour attaquer ou protéger, pour la paix et pour la guerre, pour s'imposer par la force et par l'amitié."
"Dans la cité, l'accroissement global de la richesse et celui du chiffre de la population allaient être suivis d'une différentiation d'un autre type : la séparation entre les riches et les pauvres, conséquence d'une importante notion nouvelle, le droit de propriété. La propriété, au sens que l'on attribue actuellement à ce terme, n'existait pas dans les sociétés primitives : les peuples étaient attachés à une terre plus qu'ils n'en étaient possesseurs; et dans les frairies et les disettes, ils s'en partageaient les produits. L'état de disette artificielle qui lie l'ouvrier à sa tache, tandis qu'un patronat s'enrichit, est un pur produit de la civilisation."
"Le droit de propriété était, dans la cité, considéré comme sacré; et il allait être d'autant mieux protégé que s'accentuait la séparation des classes. La vie humaine ne faisait pas l'objet d'autant de garanties qu'un titre de propriété (...). Mais là encore la distinction entre les riches et les pauvres ne manquait pas d'avoir des incidences : suivant la classe à laquelle appartenaient les délinquants, l'échelle des peines était différente. (...) Il s'agissait là, selon l'excellente expression de Giambattista Vico, de la "barbarie de la civilisation" .
"La lutte tragique contre les éléments et les forces d'une nature hostile faisait place aux perspectives du drame intérieur qui ne trouve pas sa solution dans une victoire matérielle, mais dans une conscience plus vive, un plus riche développement de l'esprit."
"Et si l'un des buts essentiels de la cité est d'offrir des possibilités nouvelles au dialogue et à la solution des conflits, le progrès dans ce sens consisterait à élargir le cercle de ceux qui sont capables d'y participer, tant qu'à la fin chaque homme puisse avoir son mot à dire dans cette vaste conversation."
De la cité antique aux mégalopoles modernes, l'exigence première concernant une ville est d'être un lieu de rencontre et de dialogue. L'exclusion, la mise à l'écart d'une part toujours plus grande des populations, est l'expression même de l'échec d'une société qui perd ainsi sa raison d'être.
Aussi, face à ce délitement et s'appuyant sur les leçons de l'histoire, Mumford n'hésite pas à envisager un sombre dénouement : "Le grand silence descendu sur les cités mortes n'est il pas plus méritoire que les slogans verbeux de communautés qui ne connaissent ni l'impartialité, ni les oppositions dialectiques, ni l'ironie de la critique, ni les stimulantes dissemblances, ni les théories rivales, ni l'indomptable résolution morale."
Le livre, divisé en chapitres cohérents, est d'une lecture aisée et ne présente aucune difficulté pour toute personne ayant pu acquérir un minimum de culture.
Mais il est vrai que la présente organisation totalitaire de la cité ne permet plus vraiment ce genre d'acquisition.

CARNET DE CITATIONS Société 1



« Nos sciences modernes n’ont fait porter leurs efforts que sur un processus d’abstraction croissante des phénomènes, de façon à pouvoir les formaliser, les axiomatiser et à en exprimer les lois générales grâce au langage mathématique. » (Alleau) 

« Il est assez grave que, de nos jours, la vérité doive voir sa cause plaidée par des fictions, des romans et des fables. » (Lichtenberg)

« Ils veulent servir pour avoir des biens : comme s'ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu'ils ne peuvent pas dire de soi qu'ils soient à eux-mêmes. » La Boétie

« Pourtant, si grands que fussent leurs regrets de ce qu'ils abandonnaient, ils ne l'étaient pas au point que ce qui était devenu l'horizon de tous ne devînt pas du coup le leur, et ne le devînt pas tout de suite. Au détriment de tous les autres horizons. Qu'ils s'emploieraient alors à dénigrer. C'est ce que voulait d'eux le contrat par lequel ils l'avaient abandonné. Et c'est le sens qu'eux-mêmes voulurent donner à ce contrat. » (Surya)

« Il n'y a rien qu'on ne soit prêt à sacrifier (soi-même, sa dignité, etc.) pourvu que ceux qu'on imagine disposer de l'argent le concèdent à qui se le croit dû au titre de sa prosternation. » (Surya)

« Dans la société moderne, les divertissements avaient pris la place des loisirs. Tout le potentiel des libertés possibles était remplacé par la fiction d'une fausse liberté : j'ai assez de temps et d'argent pour voir tout ce qu'il y a à voir, tout ce qu'il y a à voir les autres faire. Parce que cette liberté était fausse, elle était insatiable, elle était ennui. » (Marcus)

« L'analphabétisme, que nous avons enfumé dans ses repaires, est revenu, vous le savez tous, sous une forme qui n'a cette fois plus rien de respectable. J'ai nommé le personnage qui domine depuis longtemps la scène sociale : l'analphabète secondaire. (...) Notre technologie a développé, en même temps que les données du problème, la solution adéquate : la télévision, média idéal pour l'analphabète secondaire. On verra, en règle générale, des analphabètes secondaires occuper les premières places dans la politique et l'économie ... » (Enzenberger)

« Car c'est souvent que ce spectacle me dégoute. Quand on possède en soi assez de comédie et assez de tragédie pour son compte personnel, on aime mieux s'abstenir de théâtre; ou alors exceptionnellement, c'est l'ensemble de toute l'affaire -décor, public, auteur compris - qui devient pour tous le vrai spectacle, la véritable tragédie, la véritable comédie au prix de quoi la pièce représentée n'est rien. Quand on est quelque chose comme Faust et Manfred, que vous importe les Faust, les Manfred de théâtre ! » (Nietszche)

« La psychiatrie ne doit pas être un alibi pour l'absence de réponse sociale aux problèmes sociaux. » (Ajuriaguerra)

« Les dessins de George Grosz et les pièces de Brecht ne furent pas considérés comme les représentations d'un monde mauvais, mais comme les œuvres d'hommes mauvais", écrivait Brecht dans les années 30. De fait, la stratégie consistant à déplacer le vice mis à jour par l’œuvre sur son créateur, est vieille comme la satire elle-même. (C. Wermester)

« A force de singer le bourgeois et de se faire baiser par lui, on finit un beau jour par attraper sa vérole. » (Alzon)