mercredi 23 octobre 2024

Contagion sociale – Guerre de classe et pandémie en Chine


 

Ce livre est très important. Pas seulement par ses contenus mais tout spécialement de par ses origines et ses auteurs. En effet, les membres du collectif Chuang, tout en étant chinois d’origine – nombre d’entre eux résidant bien en Chine en différentes provinces – déploient leurs activités à un niveau international. Ils se réclament d’ailleurs, on le remarquera, de cet internationalisme, dans le but assez évident de dépasser toute pose nationaliste ainsi que la sclérose de l’esprit que cela ne peut qu’entraîner.

Opposants résolus au régime chinois ainsi que plus généralement au capitalisme, ils se situent dans la réémergence d’une pensée communiste clairement anti-étatique qui les rapproche en bien des points de la pensée libertaire. On comprendra également qu’aux vues des logiques autoritaires et hyper-répressives politiquement qui sont la règle en Chine, ils doivent demeurer dans l’anonymat et conserver une grande discrétion sur leurs modes d’agissement, leurs lieux de résidence, etc.

Pour tout dire, cela fait déjà assez longtemps que l’on désespérait de voir la réémergence d’une pensée critique autonome de ce type en Chine ; la vision d’une toute-puissance du régime totalitaire de ce pays nous ayant laissé croire qu’il ne laissait plus aucune marge de manœuvre à une opposition effective – comme si la dystopie du 1984 de George Orwell y avait bel et bien pris place.

À travers sa propre existence mais également à travers la description de nombre de manifestations de la résistance des populations aux modes opératoires de la domination, l’on peut constater que c’est encore loin d’être le cas. Le contrôle absolu demeure encore un fantasme du pouvoir bureaucratique et policier qui fort heureusement trébuche sur nombre d’obstacles.

Le prétexte à cet ouvrage est une description de terrain des effets de l’épidémie de Covid-19 à Wuhan et dans le reste de la Chine plus généralement ; avec les réactions - souvent contradictoires - du gouvernement d’un côté, de la population chinoise de l’autre. À travers ce descriptif, on se rend compte que la présentation qui en fut faite par les médias occidentaux est assez éloignée de la manière dont les choses se sont réellement passées. Mais le plus intéressant en ce livre ne réside sans doute pas dans ce qu’il révèle de cet épisode particulier mais bien dans les analyses de fond concernant la Chine dans son ensemble et telle qu’elle existe aujourd’hui – analyses particulièrement pertinentes que l’on retrouve parsemées à travers tout l’ouvrage.

Quiconque est à la recherche d’une vision quelque peu globale de la situation politique, écologique, sociale, dans laquelle se retrouve notre petite planète à l’époque contemporaine, ne peut ignorer la Chine et son milliard et demi d’habitants. Ce qu’il en advient sera crucial pour le monde entier.

Or certains en sont encore à croire que la Chine serait un pays communiste.

Loin de ce ridicule égarement du savoir et de la conscience, Chuang nous fournit quelques éléments clés de compréhension dont nous donnerons ci-dessous un aperçu :


Nous nous attachons à comprendre le capitalisme réellement existant, en identifiant ses contradictions centrales et les luttes qui en découlent, et en indiquant du même coup les leviers à actionner et les limites à dépasser pour renverser ce monde et construire le prochain.(…)

Toute critique communiste cherchant à saisir le flot historique des événements et la structure actuelle du pouvoir à l’échelle mondiale doit se doter, en dernière instance, d’une orientation pratique – comme ensemble de moyens pour bâtir des liens internationaux entre celles et ceux engagés dans les luttes sur le terrain.


La trajectoire et les spécificités du capitalisme chinois ne peuvent être comprises qu’en relation avec les dynamiques plus large du capitalisme comme système social mondial, même si celles-ci conduisent vers de nouveaux sommets destructeurs. (…) La méthode d’investigation communiste ne saurait être réduite à une critique purement économique ou même à une forme d’enquête ouvrière radicale, mais doit au contraire proposer une compréhension élargie du capitalisme en tant que système social en expansion qui a transformé jusqu’aux coordonnées anthropologiques de la vie humaine et dévasté le substrat de la biosphère, menaçant dorénavant le système climatique de toute la planète. Dans le même temps et puisque nous insistons autant sur la tendance inhérente du système à l’effondrement permanent et à la restructuration – créant un possible dépassement via l’intensification des conflits de classe -, l’expérience subjective et les luttes qui émergent sont d’une importance cruciale.Après tout, le conflit de classes n’est pas une catégorie théorique creuse, muette, dans son abstraction. C’est au contraire une guerre sociale en cours, une cacophonie de voix dissonantes.


Le texte s’attarde, dans le même temps, sur la nature de l’État capitaliste et l’influence de la philosophie chinoise contemporaine sur l’exercice effectif de la gouvernance, Comme ailleurs, les résultats de cette enquête pointent, au-delà du cas chinois, l’évolution des techniques de domination de classe dans un monde toujours plus en proie à la stagnation et à la crise.


La vérité, cependant, est que l’agressivité même de la répression trahit une impuissance profonde de l’État chinois. Cette situation inédite (celle de la pandémie) nous offre un aperçu de la nature de cet État, et montre comment il développe des techniques nouvelles de contrôle social et de réponses aux crises, qui peuvent être employées même là ou l’appareil d’État le plus rudimentaire est rare ou inexistant. Une telle séquence offre, de plus, l’illustration plus significative encore (bien que plus spéculative) de la réaction possible de la classe dirigeante d’un pays donné face à une crise généralisée ou à une insurrection qui provoqueraient des pannes similaires au cœur des États les plus solides. (…) La mise en branle de la répression offre donc une étrange leçon pour celles et ceux qui ont en tête la révolution mondiale, puisqu’il s’agit essentiellement d’une répétition générale de la réaction de l’État.


L'État agit ici comme une sorte de stade suprême de l'idéologie. Il est la ligne de crête au-delà de laquelle nous n'avons d'autre choix que celui de voir en face la bête que nous appelons capitalisme. A ce stade, la règle est de parler de la contagion sans parler de ses origines, de parler de la société sans parler du social
(...) C'est le mythe de l'État sur lui-même, l'ultime réification qui masque le fait qu'il ne peut-être compris hors de sa fonction au sein du capitalisme - et que les États sont historiquement inséparables des questions de classe et de production. Les impératifs capitalistes sont les fondements de l'État, et les conflits naissent du fait que les processus de constitution et de décomposition des États coexistent au sein d'une économie mondiale unique.


Nous pouvons donc voir que le marché et l'État ne sont ni séparés ni opposés dans la société capitaliste. (...) Au cours des décennies de transition au capitalisme, l'État chinois n'a donc pas été remplacé par les mécanismes du marché, mais a plutôt été restructuré pour les soutenir. Les caractéristiques spécifiques contemporaines sont d'ailleurs une illustration particulièrement criante de cette théorie générale de l'État, car, en Chine, tout bureaucrate est en même temps un capitaliste, comme le sont presque tous les membres du Parti qui se sont élevés de ses échelons les plus bas. (…)

En d’autres termes, l’État chinois se présente comme l’administration directe de la société par la classe capitaliste organisée. Il a pour tâche la reproduction générale de la société et agit comme un mécanisme de la résolution des conflits internes entre capitalistes. Cela est vrai de tous les États, bien sûr, mais, ailleurs, l’illusion de la séparation demeure, prise en charge par une fraction bien particulière de la population, chargée du sale boulot qui consiste à jouer les représentants politiques, même lorsqu’elle sert directement les intérêts de ses mécènes capitalistes. En Chine, il n’y a pas de telle séparation. L’appareil d’État, supervisé par la classe capitaliste via la nomination directe aux différents postes de gouvernement et la surveillance indirectes des postes au sen du parti, se consacre à maintenir les conditions nécessaires à l’accumulation capitaliste.(…) et la prévention de tout risque d’instabilité sociale grâce aux armes de la police et des services sociaux.


L’urbanisation de la Chine a vu le démembrement de ce qui restait d’espaces véritablement habités et définis par des rapports sociaux d’intimité. Ils ont été détruits et remplacés par l’espace froid des interactions économiques aliénés, administrées par un État aseptisé et dénué de tout rôle de satisfaction des besoins humains, si ce n’est de manière accessoire, comme le ferait un algorithme au service d’un seul maître, le capital et ses impératifs inhumains. Ceci n’est en aucun cas un processus spécifique à la Chine : il définit l’urbanisation capitaliste partout dans le monde.


Nous espérons, avec ce bref exposé de leurs thèses, avoir démontré tout l’intérêt qu’il y a à s’intéresser aux activités de Chuang, collectif internationaliste qui ne semble pas vouloir s’arrêter en si bon chemin puisque est annoncé la parution d’un nouvel ouvrage « La transition de la Chine vers le capitalisme » (Éditions Entremonde) , présentant le cheminement historique de cette transition.