mardi 22 juillet 2025

Diversité



 
                                                    Kandinsky - Cercles dans un cercle

 

Durant les millénaires qui firent l’histoire humaine, existèrent une multitude de cultures porteuses de mœurs et de traditions qui leur étaient propres et qui donnaient à la vie sur Terre son extraordinaire palette de couleurs, de rencontres et d’aventures potentielles. Le monde offrait alors une véritable diversité des possibles et avec un peu de courage et de détermination, il était tout à fait envisageable de passer de l’un à l’autre et d’y séjourner à sa guise tout en enrichissant ainsi intensément la matière de son expérience des manières de vivre.

Puis arriva le capitalisme avec toute la mesquinerie de sa conception d’un monde déterminé prioritairement par la logique marchande ; une idéologie qui telle une pieuvre et ses tentacules, autrement dit ses catégories agissantes, a fini par enfermer en son pouvoir et en son mode de fonctionnement la quasi-totalité des territoires de la planète et de leurs populations, humaines ou non-humaines. Ce rétrécissement drastique du monde et de son imaginaire, pour le plier aux contraintes sans limites de la recherche du profit financier et de la Croissance, a eu entre autres effets la disparition, la destruction quasi systématique, de toutes les cultures originales, n’en laissant tout au mieux qu’une représentation folklorique à l’usage des touristes recherchant une forme d’exotisme pour se distraire de leurs mornes existences. Naturellement, cette table rase d’une diversité effective se fit au nom d’un soi-disant progrès tout en occultant soigneusement le fait que ce progrès n’était que celui de l’avancé unilatérale du système marchand piloté par le Capital. C’est assez récemment que la notion de diversité s’est donc trouvée l’objet d’une curieuse inversion du sens ; d’une expression culturelle, on est passé à l’affirmation d’un choix purement individuel. À l’appartenance aux formes culturelles d’un territoire, à celle de l’histoire particulière d’un groupe humain, s’est substituée la prédominance du Moi. À première vue, il serait possible de distinguer en ce changement un gain nouveau de liberté - à la condition de ne pas percevoir que cette apparente liberté s’inscrit en droite ligne dans les vues du libéralisme marchand et de sa conception du monde. Cet individualisme a en effet pour conséquence de vous laisser seul face à la rigueur d’un système qui est par nature concurrentiel et qui ne se survit même que par cette concurrence. À votre diversité particulière s’oppose donc alors toutes les diversités dont tout un chacun se réclame, avec pour conséquence une aggravation vertigineuse des séparations partout dans le monde. Cette liberté des uns s’opposant aux libertés des autres démontre assez rapidement qu’elle peut adopter des formes et des pratiques tout à fait totalitaires en cherchant à s’imposer – lesquelles finiront par déclencher des contre-réactions tout aussi brutales au nom de leurs propres diversités.

Comme on peut le voir, c’est une impasse, l’impasse même où nous entraîne à vitesse accélérée la forme organisationnelle du capitalisme. Il ne s’agit évidemment pas de nier la nécessité d’une liberté individuelle, le problème c’est de savoir dans quel contexte elle peut prendre place pour pouvoir faire sens. Voudrait-on au nom d’une pseudo-liberté rentrer dans la logique d’une loi du plus fort ou du plus bruyant ; il ne fait pas de doute qu’il n’en ressortira qu’un grand nombre de perdants et en finalité une forme de société de plus en plus invivable. Dans le monde capitaliste, personne n’ignore vraiment que c’est le pouvoir de l’argent qui, en finalité, va déterminer pour l’essentiel votre champ de liberté personnelle, la possibilité de vivre à votre aise dans la diversité qui vous convient ; et tant pis pour les autres. Revenons donc à cette question fondamentale du contexte où est censée s’exercer une liberté individuelle en faisant retour aux fondamentaux, à savoir le type d’organisation sociale où elle veut prendre place. Le capitalisme se fiche complètement des desiderata d’untel ou d’untel, ce qu’il veut c’est pouvoir continuer à régner et que sa forme sociétale basée sur la séparation généralisée et une croissance aveugle puisse continuer à s’imposer. C’est pourquoi l’individualisme sous-jacent des proliférantes diversités contemporaines ne le gène en rien et ne peut même que le servir. Ce qu’il ne veut à aucun prix, c’est l’émergence d’un commun oppositionnel où de vastes couches de populations prendraient conscience ensemble de tout ce qui les unit dans le désir de se débarrasser de cette société là et dans le besoin pressant d’en construire une toute autre. La lutte, pour quelque liberté que ce soit, ne peut donc faire sens et être reconnue comme telle que si elle est en mesure de s’intégrer dans une dynamique du Commun où cette liberté ou son équivalence soient reconnues à tous et pas seulement à quelques privilégiés qui en ont, comme l’on dit, les moyens.

Il ne sert à rien d’être unique si l’on n’est pas en mesure de prendre place au milieu des autres.

                                                                                    Steka

dimanche 13 juillet 2025

Libéralisme

Plutus Libéralismus

 

Là où la propriété est suffisamment protégée, il serait plus aisé de vivre sans argent que sans pauvres, car sinon, qui ferait le travail.

Il faut que la grande majorité demeure à la fois dans l'ignorance et la pauvreté.


Chantre précoce du libéralisme marchand, Bernard de Mandeville (1670-1733) eut au moins ce mérite de dévoiler clairement et sans hypocrisie les fondements de cette idéologie et de sa conception de la société. En son ouvrage La fable des abeilles, publié originellement en 1705, Mandeville trace les contours de cette vision d’une certaine catégorie de l'humanité guidée essentiellement par l’avidité, la fourberie et l’égoïsme. Les plus habiles et compétents en ces matières formant une classe privilégiée vivant au dépens de la grande masse de la population qui n’aurait d’autre fonction et utilité que de la servir. En vaillant précurseur, il est aussi l’inventeur de la théorie du ruissellement selon laquelle l’opulence du haut finirait bien par atteindre quelque peu le bas. Un apôtre français de cette théorie et du néo-libéralisme contemporain nous l’a resservi tout récemment mais sans convaincre grand monde.

Le livre fit pourtant scandale à sa sortie à Londres, capitale d’alors du capitalisme en pleine expansion ; la classe sociale dont il faisait pourtant l’éloge considérant cette brutale franchise comme tout à fait inopinée et même fâcheuse. Il fit pourtant école puisqu’il inspira d’aussi réputés théoriciens du libéralisme que Adam Smith, Friedrich Hayek et même Keynes.

Marx ne manqua pas non plus d’identifier cette source idéologique dans « Le capital » en la citant plusieurs fois.

On remarquera que Mandeville ne concevait pas l’existence de son libéralisme sans la complicité de la puissance régalienne de l’État, de sa police, de ses forces répressives, condition indispensable pour protéger la propriété. En cela aussi, il fut moins hypocrite que ses successeurs en cette idéologie de l’économie de marché, un terme que ses promoteurs préfèrent désormais utiliser comme étant plus neutre et moins inquiétant.