mardi 14 octobre 2025

Activité


 

La confusion entretenue entre l’activité humaine et le travail est intrinsèque à l’idéologie capitaliste et il est indispensable à cette idéologie de maintenir cette confusion qui se concrétise dans l’exercice permanent d’une sacralisation de la notion de travail tentant de faire oublier que ce travail est avant tout et pour chacun dépossession des possibilités de son activité propre au profit de quelque chose qui lui est fondamentalement étranger. Ce quelque chose n’étant rien d’autre, quand l’on y regarde de près, que l’accroissement sans fin du capital, sa valorisation cannibale au dépens de toute activité proprement humaine. Dans le monde capitaliste, chacun est donc plus ou moins contraint de renoncer à l’activité qui pourrait donner sens à sa vie, à ce qui lui permettrait de manifester sa forme d’existence particulière, ses talents individuels, au profit de cette abstraction déshumanisée que l’on nomme également Économie politique. Dans ce monde là le sujet humain n’existe pas, ses aspirations sont niées, ses possibilités de réalisation réduites à l’insignifiance puisque ce sont les besoins du Marché et non les siens qui seront déterminants, la plupart du temps en totale contradiction avec tout ce qu’il pourrait souhaiter.

Pour ce faire, le capitalisme a constamment œuvré à la dissolution du lien social, à la disparition de tout sentiment d’appartenance à une communauté effective, communauté où le besoin d’activité propre à toute individualité trouverait à se déployer dans l’intérêt commun. Mais le capitalisme, en ses objectifs particuliers, ne règne que par la séparation, la mise en concurrence généralisée et par cet esclavage déguisé qu’est le travail. Il ne fait pas de doute que le déploiement massif, à partir du milieu du dix-neuvième siècle, d’une machinerie et de technologies spécifiquement orientées vers l’accroissement du profit et dans une logique purement quantitative a joué un rôle décisif dans cette dépossession qui a abouti à transformer l’essentiel de l’activité humaine en travail puis à faire du travailleur un simple rouage de la machine.

Marx, dès cette époque, en ses études préparatoires du Capital, en ses Grundisse, en discerna déjà assez clairement le processus : « L'activité de l'ouvrier, réduite à une simple abstraction de l'activité, est déterminée et réglée de tous côtés par le mouvement de la machinerie, et non l'inverse. (...) La prise en compte du procès de travail comme simple moment du procès de valorisation du capital est également posée du point de vue matériel par la transformation de l'outil de travail en machinerie, et du travail vivant en simple accessoire vivant de cette machinerie ; comme moyen de son action. »

On constate alors que, bien loin d’apporter leurs aides à l’activité humaine (au travail vivant), les technologies et le scientisme de la mégamachine du capital n’ont fait que travailler à sa mise à l’écart et à son avilissement. L’être humain se retrouve alors comme dépouillé de son expression particulière et des ressources de sa créativité. Il se voit réduit de plus en plus au rôle d’accessoire de la marche aveugle de l’Économie politique et sous la menace constante d’y apparaître comme tout à fait superflu et donc, à l’intérieur de ce système, privé de toutes ressources.

L’emprise toujours plus envahissante et aliénante du numérique dans le monde contemporain ne fait, somme toute, que parachever ce processus. Avec cette différence que ce ne sont plus les ouvriers, qui sont maintenant directement menacés mais les cols blancs, toute cette proliférante classe moyenne qui dans les décennies antérieures avait pu se croire à l’abri de la modernisation et même en être les bénéficiaires, sans jamais mesurer la perte qui l’accompagnait. Les fonctions qu’ils remplissaient au service de la mégamachine seront désormais accomplies sans trop de difficultés par l’I.A. 

Les thuriféraires de la religion capitaliste continuent pourtant à clamer à tout bout de champ et sans honte qu’il faut travailler, travailler plus et plus longtemps - sous prétexte qu’il y aurait une dette ; sans que l’on comprenne clairement d’où vient cette dette, qui en est responsable ni à qui il faudrait la payer … Ah désolé les gars mais débrouillez vous avec votre dette et votre travail car pour notre part, nous allons tenter de redonner place à l’activité créatrice pour tous et toutes, et nous n’allons vraiment pas avoir le temps de travailler.

dimanche 3 août 2025

Carnet de citations : Société N° 44


 

La « nation » et la « patrie » sont le degré zéro de la communauté humaine — je crois que la formule est d’Antonin Artaud. Et encore, je dirais même que ces concepts sont la négation même de la communauté humaine. Il faut partir de ce constat-là, sans quoi c’est le naufrage dans la barbarie. On le voit de nouveau aujourd’hui. On ne peut faire aucune concession face au nationalisme. ( Jorge Valadas)

Notre époque s’est spécialisée dans la création du manque : de sens pour la vie en société, de sens pour l’expérience de la vie elle-même. (Ailton Krenak )

L’intensification de la course à la puissance s’accompagne de la mise en place, partout dans le monde, d’un néo-conservatisme remettant en cause les principes même de la démocratie formelle. Comme l’écrivait Wendy Brown dès 2003, cette politique légitime un état qui « se consacre au développement d’une religion civique associant la forme de la famille, les pratiques consuméristes, la passivité politique et le patriotisme, et qui est ouvertement et offensivement impérialiste », n’hésitant pas pour cela à réintroduire la religion dans la vie publique.
Trump est soutenu par la secte évangélique, le christianisme redevient une référence politique en Europe, la dictature de Poutine s’appuie sur l’église orthodoxe, la Chine développe un nationalisme d’inspiration néo-confucianiste, l’Inde un nationalisme hindou, le Moyen-Orient est dominé par des théocraties, etc. Ainsi, s’affirme un peu partout l’association entre la rationalité technoscientifique et l’irrationalité religieuse, permettant de mobiliser les masses dans des « conflits de civilisation » artificiellement établis. (Jacques Luzi)

La psychologie positive véhicule une idéologie qui a quelque chose de sombre et d'insidieux. Elle condamne ceux qui critiquent la société, les iconoclastes, les dissidents, les individualistes, parce qu'ils refusent de capituler, de se joindre au beuglement d'un troupeau soumis à la culture d'entreprise. Elle étouffe la créativité et l'autonomie morale, et cherche à engoncer l'individu dans le carcan de la docilité collective. Le principal enseignement de ce courant, qui s'inscrit dans l'idéologie de l'État-entreprise, veut que l'épanouissement passe par un conformisme social absolu, digne des systèmes totalitaires. Sa fausse promesse d'harmonie et de bonheur ne fait qu'exacerber l'anxiété et le sentiment d'impuissance des individus. (Chris Hedges)

Chacun peut constater que l'inconscience fondamentale du capitalisme, son automatisme incontrôlable arrivé à un point de domination sans limite entraîne inexorablement l'humanité et la planète vers la catastrophe.
Cette course vers l'abîme se manifeste universellement par quelques effets principaux et intrinsèquement liés :
- l'épuisement de la nature, son saccage nécessaire et le réchauffement du climat sont d'ores et déjà un facteur d'instabilité économique, de migrations climatiques et de conflits armés ;
- la numérisation sans limites de toutes les activités humaines entraîne la formation croissante d'une population surnuméraire inutile, y compris chez ces classes moyennes occidentales qui sont encore le centre de la production et de la reproduction du système ;
- la disparition des mœurs, activités et constructions humaines non nécessaires à cette hyper-modernité et leur reconstruction fonctionnelle technicisée entraîne un malaise social palpable, une dégradation globale de la santé, un effondrement de la personnalité, une perte de sens de la vie.
Ces trois facteurs principaux entraînent nécessairement une corruption généralisée, une dislocation sociale, un chaos géopolitique et un renforcement de l'État profond, celui du contrôle social armé.
(…) Aucune des trois options politiques très récentes apparues face à la crise ne peut ralentir ou corriger en quoi que ce soit la marche d'une société mondiale si unifiée dans la circularité de ses mécanismes inconscients - profit capitaliste, tautologie du spectacle, gestion numérisée de toutes les activités humaines. Pour schématiser, ni le pseudo-repli nationaliste à la Trump, ni la fuite en avant ultra-libérale à la Macron, ni la gestion citoyenniste à la Podemos ne peuvent influer en rien sur le déchaînement de ces "forces productives", sauf chacun à sa manière à accentuer la bureaucratisation du monde.       (Jacques Phipponneau)  


mardi 22 juillet 2025

Diversité



 
                                                    Kandinsky - Cercles dans un cercle

 

Durant les millénaires qui firent l’histoire humaine, existèrent une multitude de cultures porteuses de mœurs et de traditions qui leur étaient propres et qui donnaient à la vie sur Terre son extraordinaire palette de couleurs, de rencontres et d’aventures potentielles. Le monde offrait alors une véritable diversité des possibles et avec un peu de courage et de détermination, il était tout à fait envisageable de passer de l’un à l’autre et d’y séjourner à sa guise tout en enrichissant ainsi intensément la matière de son expérience des manières de vivre.

Puis arriva le capitalisme avec toute la mesquinerie de sa conception d’un monde déterminé prioritairement par la logique marchande ; une idéologie qui telle une pieuvre et ses tentacules, autrement dit ses catégories agissantes, a fini par enfermer en son pouvoir et en son mode de fonctionnement la quasi-totalité des territoires de la planète et de leurs populations, humaines ou non-humaines. Ce rétrécissement drastique du monde et de son imaginaire, pour le plier aux contraintes sans limites de la recherche du profit financier et de la Croissance, a eu entre autres effets la disparition, la destruction quasi systématique, de toutes les cultures originales, n’en laissant tout au mieux qu’une représentation folklorique à l’usage des touristes recherchant une forme d’exotisme pour se distraire de leurs mornes existences. Naturellement, cette table rase d’une diversité effective se fit au nom d’un soi-disant progrès tout en occultant soigneusement le fait que ce progrès n’était que celui de l’avancé unilatérale du système marchand piloté par le Capital. C’est assez récemment que la notion de diversité s’est donc trouvée l’objet d’une curieuse inversion du sens ; d’une expression culturelle, on est passé à l’affirmation d’un choix purement individuel. À l’appartenance aux formes culturelles d’un territoire, à celle de l’histoire particulière d’un groupe humain, s’est substituée la prédominance du Moi. À première vue, il serait possible de distinguer en ce changement un gain nouveau de liberté - à la condition de ne pas percevoir que cette apparente liberté s’inscrit en droite ligne dans les vues du libéralisme marchand et de sa conception du monde. Cet individualisme a en effet pour conséquence de vous laisser seul face à la rigueur d’un système qui est par nature concurrentiel et qui ne se survit même que par cette concurrence. À votre diversité particulière s’oppose donc alors toutes les diversités dont tout un chacun se réclame, avec pour conséquence une aggravation vertigineuse des séparations partout dans le monde. Cette liberté des uns s’opposant aux libertés des autres démontre assez rapidement qu’elle peut adopter des formes et des pratiques tout à fait totalitaires en cherchant à s’imposer – lesquelles finiront par déclencher des contre-réactions tout aussi brutales au nom de leurs propres diversités.

Comme on peut le voir, c’est une impasse, l’impasse même où nous entraîne à vitesse accélérée la forme organisationnelle du capitalisme. Il ne s’agit évidemment pas de nier la nécessité d’une liberté individuelle, le problème c’est de savoir dans quel contexte elle peut prendre place pour pouvoir faire sens. Voudrait-on au nom d’une pseudo-liberté rentrer dans la logique d’une loi du plus fort ou du plus bruyant ; il ne fait pas de doute qu’il n’en ressortira qu’un grand nombre de perdants et en finalité une forme de société de plus en plus invivable. Dans le monde capitaliste, personne n’ignore vraiment que c’est le pouvoir de l’argent qui, en finalité, va déterminer pour l’essentiel votre champ de liberté personnelle, la possibilité de vivre à votre aise dans la diversité qui vous convient ; et tant pis pour les autres. Revenons donc à cette question fondamentale du contexte où est censée s’exercer une liberté individuelle en faisant retour aux fondamentaux, à savoir le type d’organisation sociale où elle veut prendre place. Le capitalisme se fiche complètement des desiderata d’untel ou d’untel, ce qu’il veut c’est pouvoir continuer à régner et que sa forme sociétale basée sur la séparation généralisée et une croissance aveugle puisse continuer à s’imposer. C’est pourquoi l’individualisme sous-jacent des proliférantes diversités contemporaines ne le gène en rien et ne peut même que le servir. Ce qu’il ne veut à aucun prix, c’est l’émergence d’un commun oppositionnel où de vastes couches de populations prendraient conscience ensemble de tout ce qui les unit dans le désir de se débarrasser de cette société là et dans le besoin pressant d’en construire une toute autre. La lutte, pour quelque liberté que ce soit, ne peut donc faire sens et être reconnue comme telle que si elle est en mesure de s’intégrer dans une dynamique du Commun où cette liberté ou son équivalence soient reconnues à tous et pas seulement à quelques privilégiés qui en ont, comme l’on dit, les moyens.

Il ne sert à rien d’être unique si l’on n’est pas en mesure de prendre place au milieu des autres.

                                                                                    Steka

dimanche 13 juillet 2025

Libéralisme

Plutus Libéralismus

 

Là où la propriété est suffisamment protégée, il serait plus aisé de vivre sans argent que sans pauvres, car sinon, qui ferait le travail.

Il faut que la grande majorité demeure à la fois dans l'ignorance et la pauvreté.


Chantre précoce du libéralisme marchand, Bernard de Mandeville (1670-1733) eut au moins ce mérite de dévoiler clairement et sans hypocrisie les fondements de cette idéologie et de sa conception de la société. En son ouvrage La fable des abeilles, publié originellement en 1705, Mandeville trace les contours de cette vision d’une certaine catégorie de l'humanité guidée essentiellement par l’avidité, la fourberie et l’égoïsme. Les plus habiles et compétents en ces matières formant une classe privilégiée vivant au dépens de la grande masse de la population qui n’aurait d’autre fonction et utilité que de la servir. En vaillant précurseur, il est aussi l’inventeur de la théorie du ruissellement selon laquelle l’opulence du haut finirait bien par atteindre quelque peu le bas. Un apôtre français de cette théorie et du néo-libéralisme contemporain nous l’a resservi tout récemment mais sans convaincre grand monde.

Le livre fit pourtant scandale à sa sortie à Londres, capitale d’alors du capitalisme en pleine expansion ; la classe sociale dont il faisait pourtant l’éloge considérant cette brutale franchise comme tout à fait inopinée et même fâcheuse. Il fit pourtant école puisqu’il inspira d’aussi réputés théoriciens du libéralisme que Adam Smith, Friedrich Hayek et même Keynes.

Marx ne manqua pas non plus d’identifier cette source idéologique dans « Le capital » en la citant plusieurs fois.

On remarquera que Mandeville ne concevait pas l’existence de son libéralisme sans la complicité de la puissance régalienne de l’État, de sa police, de ses forces répressives, condition indispensable pour protéger la propriété. En cela aussi, il fut moins hypocrite que ses successeurs en cette idéologie de l’économie de marché, un terme que ses promoteurs préfèrent désormais utiliser comme étant plus neutre et moins inquiétant.