La forme du roman historique, choisie par Tynianov pour cet ouvrage,
vise à tenter de mieux cerner l’âme de son personnage en le replaçant,
en direct, dans le contexte et les événements qui furent les siens qui
servent alors, si l’on peut dire, de révélateur.
Les personnages de Tynianov sont complexes, ambivalents. Il ne craint
jamais de les poser dans leurs contradictions, leurs hésitations, leurs
doutes, leur faiblesse; illustrant de manière exemplaire ces propos sur
la matière des romans d’Herman Melville : « Le roman où chaque
personnage peut, en raison de sa cohérence, être saisi d'un seul coup
d’œil, soit ne montre qu'une part du personnage, en la donnant pour
l'ensemble, soit trahit profondément la réalité.(…) et n'est-ce pas un
fait que, dans la vie réelle, un caractère cohérent est un rara avis ?
Les choses étant ainsi, l'aversion des lecteurs pour les caractères
contradictoires, dans les livres, peut difficilement naître d'une
impression de fausseté qu'ils donneraient. Elle s'expliquerait plutôt
par la difficulté où l'on est de les comprendre. » Et comme en cet
ouvrage, ces personnages ne semblent donc souvent ne rien maitriser mais
plutôt être agis par les circonstances ; se contentant, à posteriori,
de donner le change et de tenir la pose.
« Quels hommes étaient-ce donc ?
Des hommes en qui l'habit faisait le moine : où allait l'habit, ils dirigeaient leurs pas. »
Le personnage central de ce récit est donc Alexandre Griboïedov
(1795-1829), connu comme poète et homme de lettre russe, de ceux qui ont
posé les bases de cette littérature ; il apparait ici comme une sorte
de Byron russe, figure romantique tiraillée entre des aspirations
contradictoires, que l’on voit traverser dans ce roman la dernière année
de son existence.
Entre la cour du Tsar Nicolas Ier à St Petersbourg en 1828, peu de temps
après l’insurrection décembriste, puis en tant que ministre
plénipotentiaire - vazir-moukhtar – à celle du Chah de Perse en 1829, en
passant par la Géorgie et le Caucase où il trouvera le temps d’épouser
une jeune princesse. Peu d’exotisme, toutefois, chez Tynianov : les
circonstances historiques sont décrites sans dissimulation de leur
âpreté et des motivations souvent mesquines des protagonistes. Citant
ainsi un passage du Gulistan : « N'approche jamais la porte d'un émir,
d'un vazir ou d'un sultan sans y avoir de bonnes connaissances. Car en
flairant l'étranger, le garde le chien et le portier t'attraperont qui
par la jambe et qui par les pans de ta robe ».
A deux ou trois reprises, on croisera également Pouchkine « inaccessible
à son esprit, avec ce droit illégitime que lui conféraient ses vers
tendres et ses rudes paroles … ».
On n’oubliera pas non plus le contexte d’écriture de ce très grand roman
: l’étouffoir progressif de la bureaucratie stalinienne ou Tynianov fut
bientôt réduit à vivre en parfait reclus.
Un très grand roman donc, qui trouvera sans complexe sa place au milieu
des meilleures œuvres du genre du XXème siècle et malgré l’étonnant
manque de reconnaissance dont il fait l’objet.
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