mardi 19 février 2019

Extraits de la Revue de l'Encyclopédie des nuisances






Entre 1984 et 1992, l'Encyclopédie des Nuisances publia quinze numéros de sa revue sous le titre de

 Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences & les métiers



La lucidité sur l'état des choses en notre si déplorable société a cet avantage de pouvoir garder sa pertinence dans la durée; contrairement aux piteuses affirmations de ceux qui sont censés en mener la destinée qui, dans le même temps, auront déclaré tout et son contraire, pour faire finalement l'inverse.
Il n'aura donc pas été difficile d'extraire ici quelques réflexions dont chacun pourra librement mesurer le degré d'actualité.

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Le saut qualitatif du refus, partout nécessaire, que constituerait le choix de poser hardiment les problèmes de la vie réelle en affirmant sans ambages qu'ils sont insolubles dans le cadre social existant, ce choix parait hors de portée des conflits du moment, non parce que la possibilité en aurait été ignorée - la question sociale affleure dans toutes les conversations autour des nuisances, et la question des nuisances surgit dans toutes les conversations - mais plus simplement, parce qu'il n'a jamais été fait. Il n'y a pas de précédent et c'est ce qui manque. Mais plus rien ne manque pour que se crée un précédent.


Pour commencer, nous pensons qu'un courant de critique sociale doit être capable de parler dans ses propres termes de tous les problèmes de la société: son existence et son efficacité sont soumises à cette exigence de pouvoir se considérer et se discuter lui-même. Les idées n'ont pas d'existence réelle en dehors de leur application et du débat sur cette application. La première tâche est donc de créer les conditions d'un tel débat en tendant à la plus grande objectivité, en réduisant toujours plus la part de l'arbitraire, des marottes sectaires et des prétentions à l'infaillibilité théorique.

L'émancipation n'est pas la réduction au plus petit commun dénominateur de la misère sociale, mais d'abord une tentative d'égaler et de surpasser le passé dans ces délicats domaines où se sont avancés la raison et la sensibilité humaine au cours de l'histoire.

Tant que les États auront le malheur de dépendre dans la moindre mesure de quelque chose d'aussi inconstant et fantasque que l'esprit humain, il leur faudra le faire marcher droit en lui coupant ces chemins de traverse où il n'est que trop enclin à vagabonder. (...) En attendant, nous pouvons voir dans le programme dominant d'ablation de la sensibilité, une application à vaste échelle, et avec des moyens renouvelés, d'une thérapeutique préconisée.

La disqualification de la sensation est sans conteste la cause historique la plus profonde et la plus durablement agissante de la décadence du langage. (...) La technique a créé des relais pour nos sens, dont la multiplication et l'aliénation ont éloigné tout ce qui était directement perçu dans des représentations qui ressemblent aux réalités correspondantes comme un numéro de téléphone à un abonné.

La disparition de cette conscience minimum de l'écoulement du temps, interdisant le moindre jugement sur sa propre vie, interdit par là-même tout jugement plus vaste sur la marche de ce monde, jugement sans lequel aucune société ne peut prétendre maîtriser son destin.

En même temps qu'elles dissolvent villes, campagnes, franges urbaines, les infrastructures des systèmes modernes de communication réintègrent individus isolés et résidu de ville ancienne dans le vaste territoire homogénéisé et planifié de l'économie totalitaire. La distance géographique entre chaque pôle fonctionnel comme la concentration en un même lieu d'individus isolés ensemble réalise dans l'espace de la séparation les potentialités d'asservissement des réseaux de communication modernes.

Dans la représentation abstraite de l'injustice, toute responsabilité concrète disparait sous le mensonge, élevé au rang de système.

Le pauvre aujourd'hui est d'abord suspect avant d'être considéré comme un paresseux.

En même temps que la domination moderne s'efforce de tout abaisser pour se perpétuer, elle s'enfonce elle-même dans l'inconscience historique qui est à sa base. D'une part, chez ses sujets, le sentiment d'une totale dépossession face à un système omnipotent et incontrôlable, et la peur qui l'accompagne, entretiennent la soumission, lorsque s'est perdu le respect des hommes et des classes qui dirigent ce système. D'autre part, tous ceux qui s'emploient à maintenir la population dans la réalité de sa servitude et l'apparence de sa citoyenneté, et qui se croient encore maîtres de ce monde, se trouvent à leur tour assujettis aux effets de ces nouvelles formes de domination : les forces de la fausse conscience antidialectique qu'ils ont déchainées les abaissent au rang même de ces machines auxquelles ils confient maintenant leur sort.

La perte de toute appartenance à une communauté quelconque se compense par l'hystérie nationaliste, la xénophobie, le racisme. Travail, Famille, Patrie : pauvres réalités abâtardies, produits de l'accouplement de la marchandise moderne avec des aliénations plus anciennes qui perdent désormais toute apparence de naturel; mais leur irréversible corruption suscite un conformisme d'autant plus effréné et haineux que son besoin de sécurité est moins satisfait.

Aucun mensonge attaqué ne peut être détruit sans retour ni aucune vérité prouvée à jamais. Là où s'efface toute communauté autre que celle basée sur l'appartenance marchande réapparait comme ersatz l'idée de "nation" et de "nationalité" développée avec l’État moderne et son économie guerrière.








1 commentaire:

  1. Un salutaire rappel en ces temps troublés (furent-ils calmes un jour ?).
    Merci à vous.
    Bonne journée

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