jeudi 1 mai 2014

De la réification


Dans le processus de pensée critique mettant en lumière les structures aliénées et aliénantes de la société présente, "Histoire et conscience de classe", paru en 1923, est une étape importante après Marx et tout particulièrement en prolongement de ses découvertes dans "Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret", dans le cheminement de cette pensée qui permet d'envisager un autre type d'organisation sociale.
Une société qui permettrait à l'humain de se libérer de la chosification (réification) de son être par la domination de la logique marchande. Sa conceptualisation en cet ouvrage du phénomène de réification fut incontestablement un apport décisif à la pensée critique du Vingtième siècle, littéralement incontournable pour tous ceux qui veulent comprendre notre temps.
On ne sera donc pas surpris par le fait que Lukacs fut contraint de renier ce livre et les principales thèses qu'il y défendait par la bureaucratie lénino-stalinienne, représentante de la domination, dans ce capitalisme étatique que fut l'union "soviétique".
Quand par exemple, il y a 90 ans, il affirmait déjà :
" Il nous faut commencer à voir clairement que le problème du fétichisme de la marchandise est un problème spécifique de notre époque et du capitalisme moderne. (...) Il s'agit ici de savoir dans quelle mesure le trafic marchand et ses conséquences structurelles sont capables d'influencer TOUTE la vie, extérieure comme intérieure, de la société. La question de l'étendue du trafic marchand comme forme dominante des échanges organiques dans une société, ne se laisse donc pas traiter - en suivant les habitudes de pensée modernes, déjà réifiées sous l'influence de la forme marchande dominante - comme une simple question quantitative. La différence entre une société où la forme marchande est la forme qui domine et exerce une influence décisive sur toutes les manifestations de la vie, et une société où elle ne fait que des apparitions épisodiques, est bien plutôt une différence qualitative."
Ou encore dans cette réflexion dont personne ne devrait pouvoir ignorer la signification et la lourdeur toute contemporaine . "Le temps est tout, l'homme n'est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. Il n'y est plus question de la qualité. La quantité seule décide de tout : heure par heure, journée par journée. Le temps perd ainsi son caractère qualitatif, changeant, fluide : il se fige en un continuum exactement délimité, quantitativement mesurable, en un espace."
"(...) La personnalité devient le spectateur impuissant de tout ce qui arrive à sa propre existence, parcelle isolée et intégrée à un système étranger."
"Ce qui, dans son destin, est typique pour la structure de toute la société, c'est qu'en s'objectivant et en devenant marchandise, une fonction de l'homme manifeste avec une vigueur extrême le caractère déshumanisé et déshumanisant de la relation marchande."
"Avant tout, l'ouvrier ne peut prendre conscience de son être social que s'il prend conscience de lui-même comme marchandise."
"Le caractère spécifique du travail comme marchandise, qui sans cette conscience est un moteur inconnu de l'évolution économique, s'objective lui-même par cette conscience. Mais en se manifestant, l'objectivité spéciale de cette sorte de marchandise, qui, sous une enveloppe réifiée, est une relation entre hommes, sous une croûte quantitative, un noyau qualitatif vivant, permet de dévoiler le caractère fétichiste DE TOUTE MARCHANDISE, caractère fondé sur la force de travail comme marchandise."

 L'apport théorique de Lukacs en 1923, tout à fait essentiel à la compréhension d'une société où la plus grande part des individus en sont réduits à être "les spectateurs de leur propre vie", est resté comme en suspens et non discuté pendant plusieurs décennies:  Lukacs ayant été réduit au rôle assez ridicule de principal critique de son propre ouvrage et s'efforçant d'expliquer que tout cela était un malentendu et procédant , dans la grande tradition des régimes totalitaires, à son autocritique .
Mais la vrai question consiste plutôt à se demander ce qu'il y avait de si inquiétant, pour toutes les formes de domination, dans cet ouvrage pour qu'elles veuillent à tous prix en contester la validité et établir le silence à son sujet. Fort heureusement, la parution de La société du spectacle de Debord permit d'en rétablir la vérité ainsi que la radicalité des thèses les plus essentielles. Lesquelles, depuis cette date, ont retrouvé leur place légitime dans la conscience critique de notre époque. Je ne doute nullement pour ma part que certains sauront à leur tour les redécouvrir et en faire usage dans la guerre pour la liberté.

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