Parution août
2003
Le principal reproche que l'on puisse formuler aux thèses de Michel Bounan, c'est qu'elles ne sont pas lues.
La meilleure critique consiste donc à les mettre quelque peu en lumière dans un contexte approprié.
C'est à dire souvent.
"L'examen, même superficiel, des entreprises terroristes menées depuis
plus d'un siècle nous révèle leur inefficacité totale selon les critères
politiques affichés par les terroristes eux-mêmes. Y compris pour le
terrorisme d’État. Ni les bombardements de Londres en 1940, ni ceux de
Dresde ou d'Hiroshima en 1945, ni ceux de Bagdad avant l'invasion de
l'Irak n'ont réussi à détacher les populations civiles de leurs
gouvernements; bien au contraire, comme on pouvait s'y attendre. Il faut
donc croire que ces attentats terroristes avaient d'autres objectifs
politiques ..."
"A cette phénoménale incompétence de la police, des services de
renseignements et des équipes de contre-terrorisme, associée à la
stupidité gigantissime des terroristes quant aux résultats prétendument
recherchés de leurs opérations criminelles, il faut ajouter encore la
folle irresponsabilité des médias, qui semblent servir à plaisir les
entreprises terroristes. "
"L'incompétence de la police et des services de renseignements,
incompétence proclamée par cette police et par ces services après chaque
attentat terroriste, leurs mea-culpa récurrents, les raisons invoquées
de leurs échecs, fondées sur l'insuffisance dramatique de crédits ou de
coordination, ne devraient non plus pouvoir convaincre personne.
Simplement, la tâche première et la plus évidente d'un service est de
faire savoir qu'il n'existe pas ou, du moins, qu'il est très incompétent
et qu'il n'y a pas lieu de tenir compte de son existence tout à fait
problématique. Mais toute l'histoire de notre dernier siècle montre que
ces services existent bel et bien et qu'ils ont toujours été très
compétents et très efficaces. Ils sont mieux équipés techniquement
qu'ils ne l'ont jamais été. "
"Beaucoup de gens observent encore que le mépris du système économique
actuel pour notre simple survie biologique ne donne pas un grand prix à
cette protection contre la mort que nous promettent les gouvernements
occidentaux en échange de notre soumission à leurs directives
suicidaires. "
"Car le triomphe de l'économie aboutit nécessairement à l'impasse
suivante : ses succès détruisent les conditions mêmes de la vie, la
sauvegarde de ces conditions exige des efforts de moins en moins
supportables économiquement, et il y aura bientôt de moins en moins de
richesses, humaines ou autres, à gérer. Le monstre économique meurt de
son propre succès, comme le cancer qui envahit un organisme vivant et
qui finit par mourir lui-même de l'épuisement terminal de sa victime.
Au cours de cette descente vers la mort, c'est-à-dire dès maintenant,
les dirigeants mafieux de notre monde moderne vont devoir se maintenir
face à des populations de plus en plus nombreuses dont les conditions de
vie sont de moins en moins tolérables, et sans illusions sur la nature
de leurs gouvernants - alors que le terrorisme moderne prouve que cette
illusion est nécessaire à la conservation du pouvoir actuel. Voilà qui
promet des affrontements confus et de longue durée, mais où la victoire
est impossible pour qui détruit ses propres bases à chacun de ses
succès.
Dans l'autre camp, au contraire, pourront se faire, à chaque instant de
cette longue guerre, les choix décisifs entre la servitude, le
découragement, l'impuissance argumentée, qui conduisent de plus en plus
vite à la mort, et le rejet d'un ordre du monde qui ne doit son maintien
actuel qu'aux entreprises criminelles de gestionnaires mafieux."
vendredi 30 janvier 2015
jeudi 15 janvier 2015
Dimitri Chostakovitch - Mémoires
L'édition française a d'étranges défaillances. Voilà en effet un livre clé non seulement pour comprendre le sens de la musique de Chostakovitch mais aussi comme témoignage de première main sur le totalitarisme stalinien. Bref, un livre que toute personne cherchant à comprendre l'histoire du XXème siècle devrait avoir dans sa bibliothèque. On ne peut que regretter qu'un tel livre, devenu introuvable, soit livré à la spéculation.
Quelques extraits caractérisant l'ouvrage et surtout le contexte dans lequel Chostakovitch eut à vivre et à travailler.
"J'aime beaucoup Hamlet. A trois reprises, j'ai dû "passer" par Hamlet en professionnel. Mais je l'ai relu bien plus souvent. Je suis particulièrement ému par la conversation d'Hamlet avec Rosenkranz et Guildenstern. Lorsque Hamlet dit qu'il n'est pas une flûte, et qu'il ne permettra pas qu'on lui souffle dedans. Un très beau passage. Il a de la chance, lui, il est prince tout de même. Sinon, on lui aurait soufflé dedans un tel coup que cela l'aurait achevé sur place. "
"C'est que Hamlet, en ce temps-là, était interdit par la censure. Croyez-le si vous voulez. En général, notre théâtre n'a pas eu de chance avec Shakespeare. Surtout avec Hamlet et Macbeth, deux pièces que Staline n'a pas digérées. Pourquoi ? Cela me paraît assez clair. Un autocrate criminel : on se demande en quoi un pareil thème aurait pu attirer notre Chef et Maître."
"L'important n'était pas comment le public ressentirait votre œuvre, ni si elle plairait à la critique. Tout cela, en fin de compte, n'avait aucune importance. Une seule chose se révélait d'une importance vitale. Comment le Chef apprécierait votre œuvre. Je souligne : une importance vitale. Car c'était une question de vie ou de mort, au sens propre du terme. "
"Car, déjà à cette époque-là, pour raconter une histoire drôle, il fallait emmener son invité dans la salle de bains. On faisait couler tous les robinets, et on racontait l'histoire, couvert par le bruit de l'eau, en parlant le plus bas possible. Il fallait même rire silencieusement, la main sur la bouche."
"La jalousie de Staline envers la gloire d'autrui peut paraitre démente. Mais elle était réelle. Et cette jalousie avait des répercussions fatales sur la vie et l'activité d'une multitudes de gens. Parfois il suffisait d'un rien pour mettre Staline hors de lui. Un mot imprudent. Un homme qui parlait trop, ou qui était aux yeux de Staline, trop cultivé. (...). Un homme qui était en train de faire un rapport à Staline pouvait soudain lire dans ses yeux: "Trop habile". A partir de ce moment, il était condamné. "
"Le 28 janvier 1936, nous allâmes à la gare acheter le dernier numéro de la Pravda. Je l'ouvris, et j'y vis l'article "Un galimatias musicale". Cette journée est restée à jamais gravée dans ma mémoire. Cet article, en troisième page de la Pravda, modifia toute ma vie. Il était publié sans signature, comme un éditorial, ce qui voulait dire qu'il reflétait l'opinion du Parti. Mais en réalité, il reflétait l'opinion de Staline. Et c'était beaucoup plus grave. Que signifient ces mystérieuses "sonorités symphoniques" ? Il est évident que c'est là une expression personnelle de notre Chef et Maître. Le sous-titres "Galimatias musical" appartient aussi à Staline. Apparemment, le mot "galimatias" lui tournait dans la tête. C'est une chose qui arrive souvent aux malades mentaux. Il fourrait ce mot partout.
Il y avait une phrase dans cet article disant que tout cela "pouvait mal se terminer". Et tous attendait précisément le moment où cela allait mal se terminer.
A présent, tous savaient parfaitement qu'on allait m'anéantir. Et l'attente de cet événement notable - notable pour moi, tout au moins - ne devait plus jamais me quitter. "
mardi 6 janvier 2015
"La société du spectacle" de Guy Debord
Lire « La société du spectacle » n'est pas chose aisée.
Non pas que ce livre soit particulièrement difficile en lui-même, mais parce que cette difficulté tient à la nature même de son objet.
En effet, dévoilant la structure centrale de l'aliénation dans laquelle baigne la plus grande part de l'humanité depuis quelques décennies, il se heurte au fait que celle-ci a fini par croire que cela était son milieu naturel et que l'on n'avait d'autre choix que de s'y adapter.
« Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation. »
Saisir cette misère qui est la notre, dès que nous cédons à la pression dominante, c'est aussi comprendre son origine qui se trouve essentiellement dans la prise de pouvoir de la logique marchande sur toute réalité humaine. Il y a déjà 150 ans que Marx distingua dans le processus de fétichisation de la marchandise les prémices de sa prise d'autonomie et la marginalisation d'une histoire et d'une réalité humaine, devenues accessoires.
Le spectacle, pour chaque être humain, est donc avant tout cet effort pitoyable, ce reniement permanent, par lequel il essaye de devenir marchandise pour complaire à un monde qui désormais ne reconnaît plus rien d'autre.
(« Chaque marchandise déterminée lutte pour elle-même, ne peut reconnaître les autres, prétend s'imposer partout comme si elle était la seule. ")
Du point de vue de la domination, le spectacle n’est rien d’autre que l'instrument qui permet de contraindre à cette misère grâce à l’Économie politique devenant "idéologie matérialisée".
C'est donc en fonction de ce que chacun a pu et su construire comme autonomie de pensée qu'il jugera de l'importance de l'effort nécessaire pour lire et comprendre ce livre ou tout aussi bien, le jugera comme nul et non avenu.
Il n'est donc guère surprenant, aussi, qu'au stade actuel de l'aliénation sociale décrite en cet ouvrage majeur et plus de 45 ans après sa parution, beaucoup ne puissent littéralement plus comprendre de quoi il parle puisque, comme le notait déjà La Boétie, "Toutes choses deviennent naturelles à l’homme lorsqu’il s’y habitue. La première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude."
En 1969, Debord fit parvenir à la section italienne de l’Internationale Situationniste, à l'occasion de la parution de l'édition italienne de ce livre, des éléments pour une "brève note introductive au Spectacle" qu'il ne semble donc pas superflu de reproduire ici :
" Le premier chapitre expose le concept de spectacle.
Le deuxième définit le spectacle comme un moment dans le développement du monde de la marchandise.
Le troisième décrit les apparences et contradictions socio-politiques de la société spectaculaire.
Le quatrième, qui tient la place principale dans le livre, reprend le mouvement historique précédent (toujours en allant plus de l'abstrait vers le concret), comme histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire. C'est un résumé sur l'échec de la révolution prolétarienne, et sur son retour. Il débouche sur la question de l'organisation révolutionnaire.
Le cinquième chapitre, " Temps et histoire", traite du temps historique ( et du temps de la conscience historique ) comme milieu et comme but de la révolution prolétarienne.
Le sixième décrit "le temps spectaculaire" de la société actuelle en tant que "fausse conscience du temps", une production d' "un présent étranger" perpétuellement recomposé, comme aliénation spatiale dans une société historique qui refuse l'histoire.
Le septième chapitre critique l'organisation précise de l'espace social, l'urbanisme et l'aménagement du territoire.
Le huitième rattache à la perspective révolutionnaire historique la dissolution de la culture comme monde séparé, et lie à la critique du langage une explication du langage même de ce livre.
Le neuvième, "L'idéologie matérialisée", considère toute la société spectaculaire comme une formation psychopathologique, le summum de la perte de réalité, laquelle ne peut être reconquise que par la praxis révolutionnaire, la pratique de la vérité dans une société sans classes organisée en Conseils, "où le dialogue s'est armé pour faire vaincre ses propres conditions".
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La première édition de "La société du spectacle" est parue le 14 novembre 1967 aux Editions Buchet/Chastel
Le livre a été réédité par les Éditions Champ Libre le 29 septembre 1971
puis en 1992 par les Éditions Gallimard et 1996 par Folio

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