jeudi 15 janvier 2015

Dimitri Chostakovitch - Mémoires


L'édition française a d'étranges défaillances. Voilà en effet un livre clé non seulement pour comprendre le sens de la musique de Chostakovitch mais aussi comme témoignage de première main sur le totalitarisme stalinien. Bref, un livre que toute personne cherchant à comprendre l'histoire du XXème siècle devrait avoir dans sa bibliothèque. On ne peut que regretter qu'un tel livre, devenu introuvable, soit livré à la spéculation.
Quelques extraits caractérisant l'ouvrage et surtout le contexte dans lequel Chostakovitch eut à vivre et à travailler.
"J'aime beaucoup Hamlet. A trois reprises, j'ai dû "passer" par Hamlet en professionnel. Mais je l'ai relu bien plus souvent. Je suis particulièrement ému par la conversation d'Hamlet avec Rosenkranz et Guildenstern. Lorsque Hamlet dit qu'il n'est pas une flûte, et qu'il ne permettra pas qu'on lui souffle dedans. Un très beau passage. Il a de la chance, lui, il est prince tout de même. Sinon, on lui aurait soufflé dedans un tel coup que cela l'aurait achevé sur place. "
"C'est que Hamlet, en ce temps-là, était interdit par la censure. Croyez-le si vous voulez. En général, notre théâtre n'a pas eu de chance avec Shakespeare. Surtout avec Hamlet et Macbeth, deux pièces que Staline n'a pas digérées. Pourquoi ? Cela me paraît assez clair. Un autocrate criminel : on se demande en quoi un pareil thème aurait pu attirer notre Chef et Maître."
"L'important n'était pas comment le public ressentirait votre œuvre, ni si elle plairait à la critique. Tout cela, en fin de compte, n'avait aucune importance. Une seule chose se révélait d'une importance vitale. Comment le Chef apprécierait votre œuvre. Je souligne : une importance vitale. Car c'était une question de vie ou de mort, au sens propre du terme. "
"Car, déjà à cette époque-là, pour raconter une histoire drôle, il fallait emmener son invité dans la salle de bains. On faisait couler tous les robinets, et on racontait l'histoire, couvert par le bruit de l'eau, en parlant le plus bas possible. Il fallait même rire silencieusement, la main sur la bouche."
"La jalousie de Staline envers la gloire d'autrui peut paraitre démente. Mais elle était réelle. Et cette jalousie avait des répercussions fatales sur la vie et l'activité d'une multitudes de gens. Parfois il suffisait d'un rien pour mettre Staline hors de lui. Un mot imprudent. Un homme qui parlait trop, ou qui était aux yeux de Staline, trop cultivé. (...). Un homme qui était en train de faire un rapport à Staline pouvait soudain lire dans ses yeux: "Trop habile". A partir de ce moment, il était condamné. "
"Le 28 janvier 1936, nous allâmes à la gare acheter le dernier numéro de la Pravda. Je l'ouvris, et j'y vis l'article "Un galimatias musicale". Cette journée est restée à jamais gravée dans ma mémoire. Cet article, en troisième page de la Pravda, modifia toute ma vie. Il était publié sans signature, comme un éditorial, ce qui voulait dire qu'il reflétait l'opinion du Parti. Mais en réalité, il reflétait l'opinion de Staline. Et c'était beaucoup plus grave. Que signifient ces mystérieuses "sonorités symphoniques" ? Il est évident que c'est là une expression personnelle de notre Chef et Maître. Le sous-titres "Galimatias musical" appartient aussi à Staline. Apparemment, le mot "galimatias" lui tournait dans la tête. C'est une chose qui arrive souvent aux malades mentaux. Il fourrait ce mot partout.
Il y avait une phrase dans cet article disant que tout cela "pouvait mal se terminer". Et tous attendait précisément le moment où cela allait mal se terminer.
A présent, tous savaient parfaitement qu'on allait m'anéantir. Et l'attente de cet événement notable - notable pour moi, tout au moins - ne devait plus jamais me quitter. "

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