jeudi 26 mai 2022

Carnet de citations - Société N°34

 

Dans nos territoires existentiels rabougris, ramassés le plus souvent sur les cercles les plus restreints de la famille, du couple, ou du moi dans sa solitude, c’est le monde qui nous est apparu (ou qui a disparu) sous une nouvelle lumière, via les écrans qui nous en coupent et nous y connectent, et mettent en évidence les multiples césures qui le traversent, le brisent, le fragmentent à tous les niveaux, molaires comme moléculaires. Si notre monde globalisé est celui du déchaînement des flux matériels et sémiotiques, c’est aussi celui de la multiplication et de l’intensification des expériences de séparations.

 (Chimères)


Cela remonte à une vingtaine d’années et la captation mentale a fait depuis beaucoup de progrès avec la mise à la disposition de tous d’un appareil portable, qui cumule les capacités de communication en donnant accès à la fois à Internet, aux chaînes de télévision, aux réseaux sociaux et au réseau téléphonique. Chacun a désormais son smartphone et il suffit d’emprunter les transports publics pour constater que leur utilisation ne cesse guère d’occuper une bonne partie des voyageurs. Bien des parents se plaignent que leurs enfants n’ont plus d’échange avec leurs camarades qu’avec cet appareil. Cette addiction est évidemment inquiétante car elle touche une bonne partie de la population, mais son pire effet tient sans doute à ce que le smartphone donne réponse à tout grâce à sa liaison avec Internet et que l’utilisateur finit par s’en attribuer le mérite, donc la pensée. Le smartphone finit alors par devenir un organe, qui annonce des connexions toujours plus intimes qu’on commence déjà à greffer sur le corps : elles rendront l’individu de plus en plus dépendant, manipulé, soumis. Tout cela est le résumé sommaire d’une situation qui installe un contrôle généralisé grâce à des appareils séduisants et non par la contrainte, tout en développant une police dotée de forts moyens de répression.

(Bernard Noël)


En ce début de XXIe siècle, l'individu se trouve assiégé probablement comme jamais par l'État et les grandes entreprises, étouffé par le conformisme et dans la quasi-impossibilité pratique de vivre différemment de la majorité, quand bien même il aurait la force ou la chance d'en formuler le désir. Tout se passe comme si les fondements juridiques, idéologiques et anthropologiques de la modernité étaient littéralement écrasés par les évolutions économiques et technologiques qu'ils ont autorisées, et par une bureaucratisation de la vie sociale que nourrissent constamment les logiques marchande et technicienne.

 (Groupe Marcuse)


Maintenant ta vie dépendait de décisions prises par des ministres au teint gris, aux costumes raides, aux visages flasques comme des serpillières, dont les discours formaient une pâte gluante qui collait aux oreilles et tournait en boucle dans les médias. 

(Alain Parrau)


Je voudrais ici tenter de cerner les contours du régime de capitalisme qui se met en place sous le nom de "croissance verte" ou de "capitalisme vert", en faisant apparaître les ressorts et montrer en quoi il s'inscrit dans la droite ligne du capitalisme financiarisé apparu au tournant des années 1980. (...) Ce que l'on observe est dans l'ensemble une poursuite des logiques existantes, une extension du capitalisme industriel à de nouveaux domaines plutôt qu'un changement de modèle.

 (Hélène Tordjman)


Dans le champ de l'opinion, qui domine aujourd'hui à chaque instant le sens commun de l'ensemble de la population au moyen des médias, on observe cette même standardisation du pensable, menée à son paroxysme. Les opinions défilent les unes après les autres, avec plus ou moins de mise en scène conflictuelle selon les audiences, mais avec un présupposé de fond identique : le fait d'avoir une opinion nous dispense de faire un pas supplémentaire pour la mettre en question. Toutes les opinions se valent, pour cette simple raison : ce sont des opinions. Comme telles, elles sont standardisées, et perdent toute leur force d'interpellation et de questionnement. Elles sont exprimées l'une après l'autre, mais toute possibilité d'une réelle communication entre elles disparaît. 

(Marina Garcés)


Que les choses continuent à "aller ainsi", voilà la catastrophe. Ce n’est pas ce qui va advenir, mais l’état de choses donné à chaque instant. 

(Walter Benjamin)

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