mardi 12 décembre 2023

LA DIALECTIQUE DU CONCRET de Karel Kosik - Extraits choisis 3


 

C’est seulement maintenant que nous disposons des prémisses nécessaires à une comparaison scientifique et à une analyse critique du Capital de Marx et de La phénoménologie de l’esprit de Hegel. Tous deux partent, dans la construction de leur œuvre, d’un même motif symbolique de pensée, très répandu dans l’atmosphère culturelle de leur temps. Ce motif – métaphore de la création littéraire, philosophique et scientifique – est l’« odyssée » : le sujet (individu, conscience individuelle, esprit ou collectivité) doit effectuer une pérégrination à travers le monde afin de connaître le monde et soi-même. 

 

La connaissance du sujet n’est possible que sur la base de l’activité du sujet lui-même dans le monde. Le sujet connaît le monde dans la mesure seulement où il y intervient activement ; il ne se connaît lui-même qu’en transformant le monde par son activité. Connaître le sujet revient à en connaître l’activité dans le monde. Le sujet qui revient à lui-même après avoir fait un voyage dans le monde est différent de celui qui va l’entreprendre.



Dans l’économie capitaliste, on assiste à une double permutation des individus et des choses : à une personnalisation des objets, et à une réification des personnes. Les objets sont dotés d’une volonté et d’une conscience, autrement dit : leur mouvement se réalise avec conscience et volonté, et les hommes sont les porteurs ou les exécutants de ce mouvement des choses.

(…) Si l’on examine et formule la loi interne du mouvement social – dont l’homme (homo œconomicus) est le simple support et le masque caractéristique - , on constate que cette réalité n’est qu’une apparence réelle. Si l’individu (homme) apparaît à première vue dans le rapport de production économique comme simple personnification du mouvement social des objets et si la conscience se manifeste comme exécutant (agent) de ce même mouvement, l’analyse dissipe par la suite cette apparence réelle et démontre que le mouvement social des choses n’est qu’une forme historique du rapport entre les hommes, tout comme la conscience réifiée n’est qu’une forme historique de la conscience humaine.


(L’être social) n’est pas une substance rigide ou dynamique, voire une entité transcendante qui existe indépendamment de la praxis objective, c’est le procès de production et de reproduction de la réalité sociale, c’est à dire la praxis historique de l’humanité et des formes de son objectivation.


Dans la sociologie du travail, la psychologie du travail, la théologie du travail, la physiologie du travail ou dans les analyses économiques du travail, on examine et définit, avec les concepts correspondants de la sociologie, de la psychologie, de l’économie, etc., des aspects déterminés du travail, alors que la question centrale : « qu’est-ce que le travail ? » est reçue comme allant de soi, comme une prémisse que l’on accueille sans aucune critique ni analyse préalable (et donc comme un préjugé non scientifique sur lequel on édifie toute l’investigation dite scientifique).

Le travail, dans son essence et sa généralité, ne se ramène pas à telle ou telle activité productive ou occupation de l’homme qui, en retour, exerce une influence sur sa psychologie, son habitus et sa pensée, c’est à dire sur des sphères particulières de l’être humain. Le travail est un procès qui imprègne tout l’être de l’homme, dont il constitue la spécificité. Il faut tout d’abord admettre que, dans le travail, quelque chose d’essentiel se produit pour l’homme et pour son être et qu’une connexion interne nécessaire s’établit entre la question « qu’est-ce que le travail ? » et « qu’est-ce que l’homme ? »

(…) Si le travail est faire ou procès dans lequel il se produit quelque chose pour l’homme, son être et le monde de l’homme, il est légitime que l’intérêt philosophique se concentre sur l’explication de la nature de ce « procès » ou de ce « faire » et s’attache à découvrir le secret de ce « quelque chose ». 


Le travail est un procès qui réalise une métamorphose ou médiation dialectique. Dans cette médiation dialectique, il se produit un équilibre des contradictions, qui ne sont plus antinomiques, l’unité des contradictions formant un procès ou s’y métamorphosant. La médiation dialectique est une métamorphose dont le résultat est une nouveauté ; elle est la genèse d’un élément qualitatif nouveau. Dans l’acte même de la médiation, où l’humain naît de l’animalité et le désir humain de l’instinct animal, s’élabore aussi la tridimensionnalité du temps humain : seule une créature qui surmonte par le travail le nihilisme de l’instinct animal, peut, dans l’acte même du refoulement découvrir l’avenir comme dimension de son être. Dans le travail et par son moyen, l’homme domine le temps (alors que l’animal en est dominé), car une créature capable de résister à la satisfaction immédiate de ses besoins et de les repousser « activement » fait du présent une fonction de l’avenir et tire les leçons du passé, c’est à dire découvre dans son action la tridimensionnalité du temps comme dimension de son être.


Le faire humain n’est pas divisé en deux sphères autonomes, qui seraient à la fois indépendantes et indifférentes l’une à l’autre, la première étant l’incarnation de la liberté et l’autre le champ d’action de la nécessité. La philosophie du travail, comme fait humain objectif , où se créent , en un procès nécessaire, les présuppositions réelles de la liberté, est donc aussi une philosophie du non-travail. 


Tant que nous recherchons le rapport entre le travail et structuration de la réalité sociale et humaine, nous ne découvrons rien d’économique dans le travail.

(…) Le travail en général est la présupposition du travail au sens économique, mais il ne s’identifie pas à lui. Le travail productif de richesse du capitalisme n’est pas du travail en général mais un travail bien déterminé, du travail abstrait-concret ou du travail de caractère double : cette forme seule appartient à l’économie. 


La désacralisation de la nature et sa représentation comme ensemble de forces mécaniques, soumises à la domination et à l’exploitation de l’homme, va de pair avec la désacralisation de l’homme, qui découvre qu’il est une créature que l’on peut former et modeler ou - traduit dans un langage correspondant – manipuler. C’est dans ce contexte seulement que l’on veut saisir la signification historique de Machiavel et la portée du Machiavélisme. Dans la naïve vision anecdotique (journalistique), la doctrine de Machiavel représente la quintessence des techniques du pouvoir de l’époque de la Renaissance et l’ensemble des directives d’une politique faite d’astuce et de traîtrise, de poison et de poignard. Or, Machiavel n’était pas un observateur empirique, ni un subtil commentateur de textes historiques élaborant et généralisant sur le papier la praxis courante des souverains de la Renaissance et les procédés traditionnels du monde romain. Il est entré dans l’histoire de la pensée avant tout comme analyste inflexible de la réalité humaine. Sa découverte fondamentale – correspondant à la science opérative de Bacon et à la conception moderne de la science – est le concept de l’homme comme être disponible et manipulable.

(…) La praxis se manifeste sous la forme historique de la manipulation et de la préoccupation ou – comme Marx le dira par la suite – sous la forme du sordide trafiquant. 


Le concept de praxis montre que la réalité sociale et humaine s’oppose à ce qui est donné ; c’est à dire qu’elle est élaboration et forme spécifique de l’être humain. La praxis est une sphère de l’être humain.


La praxis est l’unité active de l’homme et du monde, de la matière et de l’esprit, du sujet et de l’objet, du produit et du producteur, cette unité active se reproduisant historiquement, c’est à dire se renouvelant et se reconstituant constamment dans la pratique. La réalité humaine et sociale étant créé par la praxis, l’histoire apparaît comme procès pratique au cours duquel l’homme se distingue du non-humain ; l’humain et le non-humain ne sont jamais prédéterminés, mais se différencient dans l’histoire grâce à la pratique.


C’est seulement la dialectique du mouvement propre des choses qui transforme le futur, dévalorise le futur immédiat comme mensonge et unilatéralité et révèle comme vérité le futur médiat. (…) Mais d’où l’homme tire-t-il la connaissance de son futur immédiat pour laquelle il entame la lutte pour la reconnaissance ? La tridimensionnalité du temps, comme forme de sa propre existence, se manifeste à l’homme et se réalise dans le procès de l’objectivation, c’est à dire dans le travail.

La praxis embrasse donc – outre le travail – un moment existentiel : elle se manifeste dans l’activité objective de l’homme qui transforme la nature et imprime des significations humaines à la matière naturelle, aussi bien que dans la formation de la subjectivité humaine dans laquelle les moments essentiels comme l’angoisse, la nausée, la peur, la joie, le rire, l’espérance, etc., ne représentent pas des « expériences » passives, mais font partie intégrante de la lutte pour la reconnaissance, c’est à dire du procès de réalisation de la liberté humaine. Sans le moment existentiel, le travail cesserait de faire partie intégrante de la praxis.


La liberté ne peut pas naître du simple rapport objectif avec la nature. Ce qui, à certaines époques historiques, se manifeste comme « impersonnalité » et « objectivité » de la praxis et se trouve posé par la fausse conscience comme ce qu’il y a de plus pratique dans la praxis n’est au contraire que la praxis de la manipulation et de la préoccupation, c’est à dire la praxis fétichisée. Sans moment existentiel, c’est à dire sans lutte pour la reconnaissance, la praxis dégénère au niveau de la technique et de la manipulation.


La raison ne se crée dans l’histoire que parce que l’histoire n’est pas rationnellement prédéterminée, mais devient rationnelle. Dans l’histoire, la raison n’est pas raison providentielle de l’harmonie préétablie, ni triomphe du bien métaphysiquement prédéterminé, mais raison conflictuelle de la dialectique historique, la rationalité étant conquise de haute lutte et chaque phase historique de la raison se réalisant en conflit avec la déraison historique. Dans l’histoire, la raison devient dans la mesure même où elle se réalise. Il n’est pas dans l’histoire de raison toute prête à l’avance, supra-historique, qui se dévoilerait dans les événements historiques. La raison historique parvient à sa propre rationalité en se réalisant. 


La réalité n’est pas une réalité (authentique) sans l’homme, pas plus qu’elle n’est (seulement) la réalité de l’homme. Elle est réalité de la nature comme totalité absolue, indépendante non seulement de la conscience de l’homme, mais encore de son existence, en même temps qu’elle est réalité de l’homme qui crée, au sein de la nature et comme fraction de celle-ci, une réalité sociale et humaine, supérieure à la nature et définissant dans l’histoire sa place dans l’univers. L’homme ne vit pas dans deux sphères. Il n’habite pas pour une partie de son être dans l’histoire, et pour l’autre dans la nature. L’homme est toujours à la fois dans la nature et dans l’histoire.

En tant qu’être historique, c’est à dire social, il humanise la nature, mais il la connaît – et la reconnaît aussi – comme totalité absolue, comme causa sui se suffisant à elle-même, comme condition et présupposition de l’humanité. 

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