mercredi 5 mars 2014

Tchouang-Tseu / Jean-François Billeter/ La Chine

 Leçons sur Tchouang-Tseu
 Jean-François Billeter ne se contente pas de fort bien connaître la Chine ; il sait en plus fort bien penser et écrire en français.De ce fait, la pensée de Tchouang-Tseu qui semblait jusqu'ici obscure, fumeuse et ésotérique devient tout d'un coup limpide et pénétrante, pleine de contenu et de signifiance. Une aide précieuse pour lutter contre l'illusion en des temps où celle-ci prédomine si lourdement!
Ses critiques contre les précédentes traductions sont parfaitement justifiés quand l'on veut bien constater l'effroyable charabia auquel l'on a parfois affaire; à moins d'admettre que Tchouang-Tseu quand il maitrisait mal son sujet, se contentait de raconter n'importe quoi!
Mais il est vrai que la rigueur de pensée qui caractérise notre époque ouvre aisément cette option ...
"Tchouang-tseu s'intéresse tout particulièrement à ce passage au régime supérieur, à ce moment où se produit une sorte de basculement, où aux mouvements artificiellement coordonnés et contrôlés par la conscience se substitue soudain un "fonctionnement des choses" beaucoup plus complet qui, prenant le relais, décharge la conscience de la plus grande partie de ses tâches et abolit l'effort. (...)

Ce basculement est le point d'aboutissement, ou du moins un moment essentiel de tout apprentissage."
Ce qui peut s'illustrer ainsi :
"L'empereur Jaune se rendit un jour au nord de la Rivière rouge, escalada le Mont K'ouen-louen et du regard embrassa le sud. De retour chez lui, il s'aperçut qu'il avait perdu sa perle obscure. Il chargea Connaissance d'aller la retrouver, mais ce fut en vain. Il envoya Vue Perçante, mais elle revint bredouille. Il envoya Dispute, qui ne la trouva pas plus. Il envoya finalement Sans Rien, qui la retrouva. Étrange, se dit-il, que ce soit Sans Rien qui l'ait retrouvé !"

Notes sur Tchouang-Tseu
Avec ce livre, Jean François Billeter poursuit son remarquable travail d'exploration de la pensée de Tchouang-Tseu, loin des ratiocinations habituelles du monde universitaire.
Il montre comment Tchouang-Tseu est d'une certaine manière, à part ; comment cette pensée pourrait permettre de réunir les voies séparées des philosophies chinoises et occidentales.
Pour se faire, il met en lumière les causes d'un certain nombre de malentendus persistants et souligne que "la question philosophique et politique se pose aujourd'hui de la même façon dans le monde entier. Et le péril actuel exige qu'elle soit entièrement repensée ..."
Citant Hannah Arendt, il propose avec elle que le fondement de la philosophie politique soit désormais "l'étonnement devant la pluralité de l'homme" et c'est dans cette optique qu'il distingue en Tchouang-Tseu l'initiateur d'un dialogue véritable.
Billeter est bien au-delà de l'étude savante et à tout moment l'on sent chez lui la volonté de faire le lien à l'histoire en général et à l'époque présente en particulier et c'est bien avec les acteurs historiques que nous sommes qu'il tente de faire dialoguer la lumineuse pensée de Tchouang-Tseu, en la suggestion d'un agir possible.
On ne surprendra donc pas qu'il prête tant d'importance au sens des mots et à l'espace de l'imaginaire.
Ainsi "C'est par le sens de ces mots qu'il faut commencer. Ils sont les piliers sur lesquels le reste est bâti. Toute pensée, commune ou individuelle, repose sur eux. Tenons aussi compte du fait que le sens d'un mot fondateur est une synthèse. Il rassemble une expérience personnelle et collective - qu'il a aussi contribué à former. Cette synthèse est le résultat d'une histoire toujours particulière. Et la pensée philosophique repose sur ces mêmes bases, toujours particulières. C'est ce qui rend si difficile la communication entre des philosophies de langues différentes : les mots qu'elles utilisent ne se correspondent ni dans leur forme, ni dans l'usage qu'on en fait, ni dans l'expérience dont ils représentent la synthèse."
Jusqu'à "Revenons pour finir à l'imagination, telle qu'elle a été définie plus haut, et prenons du champ pour considérer brièvement le rôle qu'elle a joué dans l'histoire. (...) Presque toujours, les synthèses imaginaires qui se sont imposés ont servi les intérêts des minorités qui détenaient le pouvoir et disposaient des richesses. A toutes les époques, des sociétés entières ont pris cet imaginaire pour la réalité même et se sont trouvées soumises, par ce biais, aux intérêts de la minorité. Aucune classe dirigeante ne se serait maintenue si elle n'avait pas fait partager à la société qu'elle dominait une certaine vision des choses."
                                                     
   Études sur Tchouang-Tseu                                                   
        L'enjeu perdu de vue   
                                          
"Pourquoi l'impitoyable lucidité du moraliste et son esprit subversif très particulier sont-ils restés incompris de l'ensemble de ses exégètes, depuis le début de l'ère impériale jusqu'à nos jours ?
De nouveau, je ne puis qu’ébaucher un début de réponse.
Je pense qu'il faut chercher la cause de cette cécité dans la transformation que le monde chinois a connue lors de la création de l'empire par Ts'in Cheu-houang ( 秦始皇帝)en -221 et sous les premiers empereurs de la dynastie des Han occidentaux (IIè et Ier siècles avant notre ère). Les conditions de la vie politique, intellectuelle et morale ont changé. A l'époque de Tchouang-tseu, les cours princières étaient le lieu d'intrigues politiques, mais aussi de débats d'idées. Des hommes qui défendaient une cause pouvaient s'y faire entendre, y trouver refuge quand ils étaient persécutés ailleurs. Des vues antagonistes s'affrontaient, la nouveauté était appréciée. Tout cela change sous l'empire. Le pouvoir se trouve concentré dans la personne de l'empereur, qui est désormais le centre de toutes choses. Les luttes politiques se déroulent maintenant autour de ce pôle unique. Pour ses proches et les membres de son gouvernement, la critique est un acte périlleux. Pour les autres, elle est frappée d'un tabou absolu."


A écouter :

Introduction à la civilisation chinoise et à la Chine d'aujourd'hui

 https://mediaserver.unige.ch/play/56395     et suite

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